À rebours. Anatomie du dispositif citoyen |
Le conflit de plus en plus grotesque entre les mouvements anti-mondialisation et le capitalisme cache leur solidarité profonde au sein dun mouvement de refonte de la gouvernementalité présente. La matrice de cette restructuration du politique se laisse saisir à travers le citoyennisme, fonds commun idéologique de la domination présente comme de sa contestation qui correspond à limplantation et à la prolifération effective dun nouveau dispositif de neutralisation.
Le citoyennisme dÉtat Le citoyennisme est dabord une invention politique de lÉtat moderne, le mensonge sur lequel il se construit afin de prévenir toute sédition du corps social.
Formidable réduction de la singularité, la chimère du citoyen permet dinstituer une division entre vie privée et vie publique, entre communauté naturelle et communauté politique qui est au principe de la représentation politique comme de la stabilité de lÉtat. Cest à ce titre quà partir de 1792, on appelle citoyen lagent de sécurité de la communauté politique que forme le Peuple. Tout citoyen doit être prêt à se sacrifier pour sauver la Nation dassauts éventuels en provenance dennemis extérieurs, pour éviter la barbarie qui pousse aux frontières.
Avec la IIIème République en France se mettent en place les outils citoyennistes encore en vigueur aujourdhui. Il sagit dorganiser lintériorisation massive de labstraction citoyenne par la criminalisation du non-citoyen. Le citoyennisme permet une formidable moralisation de la vie quotidienne qui a pour corollaire la pénalisation des classes dangereuses. Les métèques, les vagabonds, le lumpen, la plèbe servent de repoussoir aux citoyens dressés par lécole, la famille, la morale du travail et lensemble des institutions sociales. Le citoyennisme critique Le néo-citoyennisme ou citoyennisme critique qui est apparu ces dernières années dans les nouveaux réseaux associatifs et syndicaux, comme dans les récents mouvements anti-mondialisation, vise non pas à prévenir mais à guérir, à re-former un corps social en voie de décomposition en réformant lÉtat à sa tête.
Sa montée en puissance correspond à laffaiblissement du mode de régulation économique et social incarné par lÉtat-providence. Les mouvements citoyens font entrer les exclus, les sans-papiers, les chômeurs, les sous-prolétaires dans la sphère de la représentation. En France Droit au Logement (DAL) réclame par exemple que lon dénombre et classifie les miséreux pour mieux les secourir. Il sagit de recenser, de mieux connaître, dassister, bref de jouer au porte-voix des sans-voix : une vaste philantropie qui fait penser à lunion de tous les coeurs chrétiens. Layant-droit représente cette nouvelle figure hybride, étape initiatique indispensable dans le passage entre non-citoyen et citoyen. Le mouvement qui sest développé en France surtout depuis 1995 ne vise donc pas tant à organiser des populations victimes du capitalisme quà les normaliser, à garantir leur devenir-citoyen, comme en témoigne sans ambages la revendication dun revenu de citoyenneté. Cest dire que les mouvements citoyens actuels suppléent à lÉtat là où celui-ci ne peut plus réaliser son programme dintégration.
La lutte, léventualité de la victoire comme de la défaite, en effet, nest jamais la perspective du citoyennisme critique. En dernier ressort il sagit de parodier le centre du pouvoir pour sen faire linterlocuteur privilégié. De là le vif succès en France de la satire politique de Charlie-Hebdo aux Guignols de lInfo comme dernier horizon de la critique sociale. La politique néo-citoyenne est une politique de bouffons : mimer les puissants pour sen montrer les dignes serviteurs. Sa perspective est en définitive celle de la collaboration. Le dispositif citoyen Quiconque sévertue par conséquent à une action locale contre les processus de mondialisation se trouve vite piégé dans un jeu de miroirs entre les deux citoyennismes et les institutions qui les prolongent. Citoyennisme dÉtat et citoyennisme critique sont traversés par un même processus qui normalise dun côté et criminalise de lautre en encerclant toujours plus chaque singularité concrète. Lun est une machine à exclure pour mieux inclure tandis que lautre fonctionne en incluant sans se priver dexclure. Lorsque lÉtat et les néo-citoyens partagent lobjectif de recréer du lien social ils affichent leur complicité pour resserrer le maillage du pouvoir. La montée du citoyennisme traduit la montée dune société de contrôle, totalisante et individualisante à la fois.
Sy fait jour, derrière les contre-sommets tonitruants, une même vision froide de la société comme totalité menacée déclatements, un même objectif de régulation sociale. Il sagit de restaurer la cohésion sociale pulvérisée par la dynamique du capitalisme perçu comme instance dissolvante, comme pure puissance de linforme et de garantir en dernière instance la participation de tous à cette dernière. Aussi nest-il pas surprenant de voir léconomicisme aussi bien partagé dans les rangs des citoyens dÉtat comme des citoyens critiques. Lopposition racornie entre État et Marché et le privilège accordé à la première de ces institutions pour gouverner léconomie est sans doute servie pour la dernière fois. Le développement fulgurant dATTAC en France doit dailleurs être compris comme un vaste programme dinitiation de la population à la pensée économique en vue dune meilleure compréhension des contraintes qui président aux choix des gouvernants, de leurs difficultés existentielles à entretenir la misère : des professeurs de sciences économiques et sociales en sont dailleurs les figures de proue. Le citoyen dépossédé se projette en expert amateur de la gestion sociale. Et rien na mieux inauguré ce travail de mobilisation infinie en faveur de lunité du corps social que lirruption du tous ensemble pendant le mouvement de décembre 1995 en France. Une formule funeste, anesthésiante et volontariste à la fois, le mantra commun des administrateurs et des administrés, tient lieu de contestation : je tousse, tu tousses, ils toussent... ensemble. Ce nest pas le moindre des embarras que le processus de civilisation en cours par voie de dispositifs citoyen repose sur la critique de lautorité développée dans les années 1960-1970. La critique de la représentation politique comme pouvoir séparé, déjà récupérée par le nouveau management dans la sphère de production économique, est réinvestie dans la sphère politique. Partout ce ne sont quhorizontalité des rapports et participation dans la joie et la bonne humeur qui doivent remplacer lautorité hiérarchique et bureaucratique poussiéreuse. Partout ce ne sont que contre-pouvoirs et décentralisations qui vont défaire les monopoles et le secret des infâmes puissants. Lhorizon mythique de la démocratie directe et transparente la foi du charbonnier citoyenne se traduit en réalité par une socialisation du contrôle et de la représentation. Chacun est à tous et à chacun son propre flic et son propre élu. Le point de vue systémique de La Société tend à être intégralement intériorisé. Ainsi sétendent sans obstacles les chaînes dinterdépendance, ici faites de surveillance, ailleurs de délégation. Partout où lopacité sinstalle, où lirrésolu perdure, où les corps, les gestes conspirent à se faire inassignables, le citoyen sera celui qui cherche à les rendre visible, à les représenter, à les faire vivre pour mieux les tuer, en les intègrant de force dans la sphère des significations sociales et du contrôle collectif. Si bien que la disposition qui sinsinue au coeur du citoyennisme et qui nest pas la moindre de ses contradictions, du moins sur un plan subjectif implique quau citoyen, comme autrefois à lhonnête homme, rien ne saurait rester étranger. De là cette parenté intime entre flic et citoyen. Théorème numéro 1 : tout citoyen est un flic qui signore. Théorème numéro 2 : Parfois il ne signore pas... Et de même que le dispositif autogestion fut séminal dans la réorganisation du capitalisme depuis 30 ans, le dispositif citoyen nest rien dautre que linstrument actuel de la modernisation du politique. Cette restructuration du politique qui suit de quelques années la restructuration de léconomie pointe vers un au delà de la fusion économico-étatique qui a caractérisé en grande partie le compromis keynésien où régnait encore lÉtat-Providence. Infiltration de la société civile par lÉtat et infiltration de lÉtat par la société civile sengrènent de mieux en mieux. Ainsi sorganise la division du travail de gestion des populations nécessaire à la dynamique du capitalisme. En effet lefficacité du dispositif citoyen ne se révèle in fine quen relation à un territoire et à son contrôle. Comment ne plus voir aujourdhui par exemple dans la lutte du Chiapas une concurrence entre lÉtat et lEZLN pour le partage des profits escomptés de la valorisation dune des régions les plus reculées et les moins exploitées du Mexique ? À regarder lintégration et la fixation présente des mouvements antagonistes de domination et de contestation dans les multiples dispositifs citoyen implantés localement il nest plus impensable quÉtat et Marché disparaissent en tant quinstitutions séparées et ninterviennent plus que comme simples relais parmi dautres dun capitalisme cybernétique en formation. La métaphore du réseau qui enivre tant les citoyens critiques témoigne de cette homologie morphologique entre les nouveaux mouvements protestataires et les formes du capitalisme qui ont été mises en place ces vingt dernières années. Que les citoyennistes persistent à appeler État mondial la perpective de cette mise en réseaux de tous avec tous montre à la fois la péremption de leur catégories et linconséquence de leur desseins. Laffirmation dune citoyenneté mondiale ne modifie donc en rien cette logique de la domination. La critique de la globalisation qui prétend être globale se sait vaine et remplit sa fonction gestionnaire. Qui sont aujourdhui les citoyens du monde si ce nest ces apprentis bo-bos cosmopolites qui circulent en même temps que les flux de capitaux. Plus que les apatrides de tous les pays, ce sont eux que lon voit sséclater dans les contre-sommets des quatre coins du monde. Et il nest pas un magazine branché qui nait inclus depuis lautomne dernier le militantisme anti-mondialiste dans la panoplie du jeune métropolitain au courant. Les saisons qui viennent seront citoyennes ! Cest en ce sens que le citoyennisme se place au delà de la politique : il se développe essentiellemment comme repolitisation inoffensive, politique de la dépolitisation. Ni État, ni Société Pas plus que de se constituer en citoyen du monde, quitter ce monde ne suffit pour critiquer la mondialisation. Celle-ci nest pas saisissable sans contester dans les prochains contre-sommets puis dans chaque lieu où nous nous trouverons comment la prolifération de dispositifs citoyen détermine les possibilités dexploitation capitaliste. Labstraction citoyenne sétant faite dispositif, le citoyennisme ne se combat pas comme le réformisme, dun point de vue révolutionnaire assuré de sa radicalité, comme dun titre honorifique. Un assaut consistant contre les dispositifs citoyen, comme celui que nous voulons esquisser dans les mois qui viennent, réclame dabandonner toute perspective de la totalité sociale, tout lien avec le socialisme historique qui a fourni le socle de tous les citoyennismes. La perspective non-citoyenne doit sassumer comme anti-sociale autant quanti-étatique. Il sagit de refuser de contribuer à la résolution de la question sociale, de récuser la mise en forme du monde sous forme de problèmes, de rejeter la moralisation implicite qui structure lacceptation par chacun du point de vue de La Société. Cest pourquoi tout ce qui dans la politique révolutionnaire se pense encore comme vertueux participe encore dun citoyennisme profond, de lindécrottable moralisme robespierriste et républicard caractéristique de la mentalité politique française. Il faut se débarrasser des réflexes de pureté et de transparence qui contribuent objectivement à la restructuration politique en cours. La bonne conscience na jamais servi à rien. Nous refusons dès maintenant dêtre sympathiques. Le dogme de la non-violence qui préside majoritairement aux mouvements anti-mondialisation participe dun fond de morale qui maquille, au point de la défigurer, toute la contestation actuelle. Or être non-violent ne signifie pas que je répugne à exercer la violence, mais simplement que jexerce toujours la violence dabord sur moi. Ce nest pas une quelconque terreur quil convient dopposer à ce masochisme politique mais une réappropriation de la violence où plutôt des formes diverses de violence par chacun là où sévit toujours, sur fonds de pacification générale, le monopole étatique de la violence légitime. Toute lutte anticapitaliste qui se sait anticitoyenne devra assumer le scandale de la non-appartenance absolue pas de tout social où je puisse me reconnaître et être reconnu , dune non-reconnaissance par les dispositifs dindividualisation et de représentation sociale ou communautaire. Notre marge de manoeuvre présente consiste à politiser cette obscénité, à lui fournir des armes, à lui faire connaître ses lois non-écrites. La tragicomédie récente des militants écologistes allemands qui souhaitent empêcher, ou plutôt ralentir, le transport de déchets nucléaires en affichant la visibilité de leur simple vie, de leur vie nue, sur un rail ou dans un bloc de béton, pour se faire reconnaître par lÉtat en tant que militant écologiste certes, mais surtout en tant que militant emprisonné dans du béton, en tant que citoyen qui doit quémander laide citoyenne de la police pour se libérer de ses chaînes rappelle que le point de départ de toute action anti-citoyenne est de noffrir aucune prise au dispositif, de refuser de se laisser compter parmi les externalités négatives du capitalisme. Ne rien revendiquer, mais faire usage, là où nous sommes, des moyens dont nous disposons, pour mettre en échec lassignation sociale. Le militantisme actuel est trop souvent aux avant-postes dun dépassement de la vieille dichotomie abstraite privé/public, que linvention du citoyen avait contribué à instituer, mais sur le terrain même de cette séparation : à lui simpose une publicisation générale de la sphère privée, une mise au travail de toute la vie, une utilité de soi de tous les instants. Oeuvrer au contraire dans lombre, dans la durée, créer des zones dopacité où sestompe progressivement lopposition privé/public au profit dune réelle mise en commun, de la vie, des luttes. Un commun qui ne soppose pas à la société en tant que forme différente du lien social, en tant que présence différente de la collectivité à elle-même : un commun qui échappe au social, qui est essentiellement dune autre nature. Si bien quil ne se manifeste dans le social que comme foule, monstruosité, crime, mafia, infâmie de la vie. Ce communisme là, dont nous avons besoin, se joue dès lors toujours hic et nunc, dans une reterritorialisation immanente, véritable adversaire de la prolifération de lieux globalement locaux déjà tendus vers leur mise en équivalence, dans la construction dune infrastrusture des désertions viables. Il revient à cette initiative de reprendre loffensive afin de se porter au delà dun abstentionnisme extrême qui ne comprend quen négatif le fantasme dintégration totale qui préside aux citoyennismes. Attaquer le dispositif citoyen à la racine cest entraver matériellement sa formation là où elle se produit, rompre localement lalliance entre citoyennisme dEtat et citoyennisme critique. Cest empêcher que se forment les nouvelles courroies de transmission de la domination, conseils de quartier, conseils de vie lycéenne par exemple notez que le citoyennisme réalise de façon caricaturale le programme conseilliste plus de trente ans après son échec historique où la délibération sert toujours la volonté statistique et policière. Cest détruire les centres de calcul qui recensent et catégorisent les populations à gérer. Cest multiplier les identités de chacun afin de mettre en échec tout projet didentification. Cest dénouer localement les mailles du pouvoir qui déterritorialisent. Que chaque vie devienne grain pour arrêter la machine, bruit dans lespace lisse de linformation, invisibilité abyssale là où savance la publicité. Ne plus faire bloc contre lévidente implosion sociale. En finir avec lunité. Revenir aux devenirs. Pour communications et envoi de textes |