Question de
style, la publication en 1932 de « Voyage au bout de la nuit »
par un écrivain inconnu, fut suivie d’un climat passionnel, tant
sur le plan idéologique, politique que littéraire.
Si le fond ne
posait pas problème, la manière dont il était traité, c’était à
dire son style, s’accordait bien avec certaines revendications du
moment.
Il conviendrait
d’examiner plus en détails, le décalage ou l’écart esthétique que
l’écriture de L.F. Céline représentait pour cette époque.
Une lecture
attentive, si possible non partisane des textes de Céline,
notamment les pamphlets, fait apparaître que son style, plus
erratique que pamphlétaire à mon avis, réalise un accord
« presque parfait » avec la crise intellectuelle des années 30.
En reprenant la
formule de B. Jouy (1), il s’agit probablement d’un horizon
d’attente dans lequel, les codes éthiques et surtout
esthétiques sont d’une part, fortement remis en cause sur le plan
économique et social, mais plus encore sur le plan littéraire.
Inaugurant avec une
logique de l’interruption dans la syntaxe de l’écriture
académique, le style émotif de L.F. Céline réalise un grand écart
esthétique avec l’ensemble des courants de la littérature, au
moment où les attentes du public étaient en mutation.
Question style,
Céline était un mutant.
Pour aller plus
loin, il faudrait se reporter au contexte historique des années
1920-30, dans lequel les publications, notamment aux éditions
Grasset et Gallimard qui utilisèrent les techniques commerciales
modernes pour produire des « Best Seller ».
A titre d’exemples,
les publications du « Diable au corps » de Raymond Radiguet
chez Grasset, ou du prix Goncourt de 1932 « Les Loups » de
Guy Mazeline, contre L.F.Céline obtenant le prix Renaudot, furent
précédées, accompagnées et suivies d’affiches, articles,
interviews, photos etc, conduisant presse écrite et clientèles à
regarder l’auteur d’un roman comme une vedette du show bis, plutôt
que comme un écrivain.
C’est le moment où
les grandes maisons d’éditions distribuent les livres dans les
nouveaux points de vente : halls de gare, kiosques à journaux...
Les bénéfices montent. Une littérature de consommation de masse
voit le jour.
Image + écrit =
Des cyclones de pèze ! formulation célinienne.
Dans la mesure où
il intègre bien la nouvelle promotion du livre, le problème des
prix littéraires devrait être examiné.
La place réservée à
cet article ne permet pas de reprendre le contexte historique,
économique, idéologique et littéraire des années 1920-1930.
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« Le style c’est une émotion,
d’abord, avant tout, par-dessus tout… »
L.F. Céline, Bagatelles pour un massacre p.164, Ed. Denoël,
Paris, 1938.
Aujourd’hui, toute réflexion sur les rapports
entre écriture et vie psychique concernant L.F. Céline, ne peut
ignorer les travaux d’Isabelle Blondiaux, titulaire d’une thèse de
littérature sur Céline « Une écriture psychotique : Louis
Ferdinand Céline » Ed. Nizet, Paris, 1985.
En 2004, elle publie également « Céline.
Portait de l’artiste en psychiatre » aux éditions de la
Société des Etudes Céliniennes.
Ses recherches sur la littérature se double d’une
activité de médecin psychiatre. Comme L.F. Céline, elle mène donc
une double activité, à la fois de médecin et d’auteur.
Retenons que les travaux d’I. Blondiaux font
référence, le fait est assez rare pour être souligné, à la
psychiatrie et non à la psychanalyse.
Il faut résister à la tentation du diagnostic
clinique tant L.F. Céline nous y incite. On verse facilement dans
c’est du délire, de l’hystérie etc, de même qu’il pousse le
lecteur à être pour ou contre lui, c’est le second traquenard
tendu. Les métaphores « agité du bocal, face de citrouille,
ornithorynque, couscous, loukoum…», points de suspension et
d’exclamation tombants sur le papier comme une pluie de bombes (!!!
... !!!), gouaille surabondante, argot, cuistreries,
onomatopées, néologismes (amourerie, blavouiller, bifteker,
ménaupauserie, trouducteur, trompenserie etc), troncation,
mots valise etc, rendent cet auteur ; émouvant, curieux, choquant,
contradictoire, étonnant, raffiné, amusant, détonant, mais surtout
dénotant, Céline dénote avec sa « petite musique » pour reprendre
sa métaphore favorite lorsqu’il parle de son style.
Proust avait sa petite sonate, Céline sa petite
musique.
La position de clinicien permet de refouler
facilement les enjeux idéologiques, financiers, et narcissiques de
l’auteur.
L’écriture de Céline a déjà conduit
inexorablement, de nombreux critiques littéraires et autres
lecteurs de son œuvre dans le labyrinthe des diagnostics :
paranoïa…troubles thymiques… mythomanie… hystérie… névrose
traumatique… hypocondrie…
Loin d’être neutres, voire
s’annulant elles-mêmes, ces approches s’inscrivent dans une
culture héritée du romantisme associant génie littéraire et folie,
et en disent « davantage sur le lecteur que sur l’auteur du
texte qu’elles se donnent pour objet » p. 149 I. Blondiaux,
« Portrait de l’artiste en psychiatre. » Ibidem
Tout comme Maupassant, Zola, et notamment Proust
dont le père était médecin, Céline n’était pas sans avoir acquis
des connaissances en psychopathologie, surtout après avoir lu les
travaux de Charcot sur l’hystérie et ceux de Dupré sur les
névroses traumatiques. Par ailleurs, on peut supposer que son
hébergement à l’hôpital psychiatrique de Quimper en 1942, ne fut
pas sans lui apporter quelques connaissances en psychiatrie. Tout
lecteur de « Voyage au bout de la nuit » peut se reporter
au passage où Bardamu, héros légendaire du roman, est interné dans
un asile réservé au traumatisés de la première guerre mondiale.
Bardamu raconte à Robinson ce qu’il a subi. Sans
retenue et à sa manière, vidant le barda qu’il traîne depuis la
guerre 14-18, la mue opère à mesure que les affects traumatiques
se détachent de la vie psychique au rythme haletant de l’écriture,
du moins en apparence. Ceci est également remarquable dans les
pamphlets, notamment « Bagatelles pour un massacre ».
En réalité, c’est le langage écrit, la belle « phraaase
filée », le « style prout prout » comme aimait à le
répéter L.F. Céline, qui est massacré.
« Bagatelles pour un massacre »,
titre qui pourrait chapeauter l’ensemble de l’œuvre. Pour L.F.
Céline l’émotion est embastillée, enfermée dans le mensonge du
langage académique incapable de rendre compte de la réalité
émotive.
«En ce qui concerne la littérature française (…)
nous sommes les pupilles des religions catholique, protestante,
juive…enfin des religions chrétiennes. Ceux qui ont dirigé au
cours des siècles l’instruction des français, ce sont les
jésuites. Ils nous ont appris à faire des belles phrases traduites
du latin, du prêchi-prêcha, du sermon. On dit d’un auteur : « Il
file bien la phraaase » moi je dis : « C’est pas lisible. » On dit
« Quel magnifique langage de théâtre. » Je regarde, j’écoute :
c’est plat, c’est rien, c’est zéro. Moi j’ai fait passer le
langage parlé à travers l’écrit. D’un seul coup. »
(2)
Et à la question « Que cherchez-vous à montrer ? »
Céline répond : « L’émotion. Le biologiste Savy a dit une chose
très juste : au commencement était l’émotion et pas du tout au
commencement était le verbe. Quand vous chatouillez une amibe,
elle se rétracte, elle a de l’émotion ; elle parle pas mais elle a
de l’émotion. (…) Seulement, nous, on nous a donné le verbe. Ca
donne l’homme politique, l’écrivain, le prophète. Le verbe c’est
horrible, c’est pas sentable. Mais arriver à traduire cette
émotion, c’est une difficulté qu’on ne s’imagine pas…c’est
horrible…c’est surhumain…c’est un truc qui vous tue le bonhomme. »
(3)
Le dédoublement s’établit à différents niveaux.
-
L’enveloppe
de ce qui n’a jamais été dit ou la peau du non dit : « Ca a
débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur
Ganate qui m’a fait parler. » (4),
l’aparté souvent cité, devient le support de
l’expression des émotions céliniennes, créant un nouveau style,
identifié à tort comme le passage de la langue parlée dans le
langue écrite, alors que l’écart entre les deux est seulement
réduit, s’agissant d’un rapproché inédit. Et si le contenu évolue
au fil du temps dans ses différents romans, le style reste le
même.
Retenons toutefois que la dernière phrase de
« Voyage au bout de la nuit » se conclut par une formule dont
le sens n’a pas été repris ; « De loin, le remorqueur a sifflé,
son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l’écluse,
un autre pont, loin, plus loin…il appelait (…) tout, qu’on en
parle plus.» (5)
Rien que ça, dirai-je… après tout ce qui a été
écrit et dit « qu’on en parle plus », rien que ça !
- Le surprenant pseudonyme que le Dr L. F.
Destouches se donne ; « Céline », prénom
de sa grand-mère et de sa mère. Il y aurait
beaucoup à dire sur le double, concernant l’héritage maternel dans
ses rapports avec l’appartenance sexuelle de l’auteur. Jusqu’à sa
mort, il a conservé une vieille casserole cassée venant de sa
mère.
- Dans « Voyage au bout de la nuit », le
couple Bardamu/Robinson, au nom révélateur,
allusion au héros du roman de D. Defoë
« Robinson Crusoé » et à son double Vendredi. Robinson, c’est
un peu l’ombre ou l’envers de Bardamu, comme Vendredi serait
l’ombre du Robinson Crusoë, ombre noire de surcroît.
Le choix de Céline n’est pas anodin, loin s’en
faut.
- La gouaille, persiflante comme il se doit,
s’efface de temps à autre devant le recours
à des expressions du XVIème ou
XVIIème, « dame ! » par exemple, exclamation désuète qui
signifiait « ma foi » ou « pardi » au XVIIème. De même que « Soye
héroïque ! » qui doit être une forme subjectivo-impérative du
verbe être dans le langage célinien, ce qui ne doit pas être
simple à réaliser. Ou bien alors, lui qui a tant voyagé, « De
Gold Coast à Chicago ! et de Berg-Zoom à Cuba ! ». Lui qui a «
tellement expertisé de laiteries, … vu fonctionner de belles
casernes » p. 99, Bagatelles pour un massacre.
- La ponctuation (… !!!...), déjà
bien présente dans « Voyage au bout de la nuit »,
surabonde dans « Mort à crédit »
et les textes suivants. Elle devient l’élément essentiel pour
traduire ses émotions. Question d’altercation, reprendre son
souffle, trouver une autre respiration, suivre le rythme haletant
de la vie émotionnelle à transférer dans l’écriture. Céline trace,
suspend, exclame, néologise, gouaille, ironise, se pose rarement,
du moins le croit-on. En réalité, il accompli un énorme travail de
relecture et correction des manuscrits. C’est dans l’altercation
et en réduisant au maximum l’écart entre le français qui se cause
et celui de l’écrit, que Céline s’empare des mots et de la
syntaxe, pour produire une altérité, « une langue mineure » (cf.
Gilles Deleuze et son travail sur F. Kafka) se nourrissant de tout
ce qu’il à dû vaincre au cours de sa vie pour exister. Céline
rechausse les mots, les replace, les recalibre, les enlève là où
le lecteur les attend, bref ! il n’écrit pas le français central,
courant, solide et reconnu.
Il semble inconcevable d’écrire quoi que ce soit
sur Céline sans faire état des pamphlets : « Bagatelles pour un
massacre », « L’école des cadavres », « Les beaux draps », « Mea
culpa ».
Il n’y a pas rupture mais continuité du style
dans les pamphlets. Le fond change, notoirement anti-sémite, mais
aussi anti-communiste, contre les francs-maçons, école, oisiveté,
alcoolisme, protestants, catholiques, cinéma, congés payés,
allocations familiales, urbanisation, avortement etc, responsables
selon lui de la décadence dans laquelle la France est embourbée.
Céline est avant tout, contre tout, vraiment tout contre tout,
sauf le travail et la langue française dont il fait l’apologie.
Dans ses rapports avec la vie émotionnelle,
l’écriture de L.F. Céline réalise un mixage singulier entre langue
écrite et parlée, provoquant un rapproché inédit et un écart
esthétique rarement atteint dans la littérature française.
La contribution la plus importante du style émotif
représente un bouleversement dans l’histoire du récit romanesque.
Codes et repères traditionnels ont été subvertis. Un nouveau
plaisir du texte apparaît.
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