Ecriture
superbe, érudition fourmillante (servie par un travail admirable
sur les notes), éloquence jamais en défaut, le dernier Foucault
paru dans la série des Cours au Collège de France a tout
pour séduire. L’excellente « Situation du cours »,
de J. Lagrange, permet à la fin de mieux saisir la nature du
dialogue que Foucault y poursuit avec ces grandes ombres qui
traversent le texte, Althusser, les Deleuze et Guattari de L’anti-Œdipe,
Robert Castel, Lucien Bonnafé, Erving
Goffman, Cooper et Laing enfin. J’y ajouterai sans aucun doute
Lacan, dont la notion de « discours », tout à fait
contemporaine, liait également pouvoir et vérité de façon
substantielle, quoique irréductible. Le contexte historique ainsi
fourni au lecteur avec rigueur, le compte rendu peut du coup s’attacher
à l’argument même de Foucault. Car ce cours, selon la juste
remarque de Robert Castel, inaugure la « seconde lecture »
de L’histoire de la folie : non plus la lecture
romantique, centrée sur l’histoire des représentations et la
crise des limites du représentable que la folie incarne, comme
« déraison », mais la lecture militante, exhumant les
racines de « l’ordre disciplinaire » princeps que
fut l’aliénisme, ordre dont la forme, c’est le cœur du cours,
n’attend plus que d’être exporté partout dans la vie sociale
comme type original du pouvoir, et de survivre au-delà de sa
propre déchéance comme paradigme psychiatrique, dans la généralisation
de la « fonction-psy » à
l’école, dans la justice, etc. Foucault, d’ailleurs, cessera
vite de théoriser à ce sujet, participant aux premières heures
d’un GIA (Groupe Intervention Asile) quasi homologue au GIP (Groupe
Intervention Prison).
Construit en navette permanente, du détail à
l’ensemble, de l’histoire plus positive de la psychiatrie à
la conceptualisation clairement spéculative des termes-clés du
livre (ordre disciplinaire, vérité), ce cours admet en gros deux
grandes divisions.
De
Pinel à Leuret, et Foucault insiste sur la réelle
co-appartenance des deux à la même constellation théorico-pratique
du « traitement moral », l’émergence de l’ordre
disciplinaire est retracée jusqu’aux années 1840. La loi de
1838, ni aucun grand événement ponctuel, n’ont à cet égard
de privilège : c’est au mouvement général qui a pu, pour
d’obscures raisons, faire de l’asile la solution à un
problème majeur (anthropologique, pour faire vite), que
Foucault s’attache. On pourrait qualifier de retour éclairant
de Leuret sur Pinel la stratégie adoptée. Car loin de voir chez
Leuret la dégénérescence autoritaire de l’option humaniste et
rationaliste d’un Pinel, le Leuret de Foucault extrairait la
substantifique moelle du « traitement moral » comme discipline :
le savoir, réputé si faible des aliénistes, s’y révèle
comme pouvoir, mais comme pouvoir « capillaire »,
objet d’une « microphysique », qui façonne et
assujettit chaque individu à sa propre mesure (mesure censée,
circulairement, conférer au savoir aliéniste sa teneur d’objectivité
quasi-scientifique). Excellemment contrasté avec l’exercice
violent de la « souveraineté » du pouvoir (voir un
long passage sur la porphyrie du roi George II traitée par Willis,
qui en inverse toutes les valeurs), « l’ordre
disciplinaire » procède en plusieurs temps. S’il classe,
son mot d’ordre épistémologique dès Pinel, c’est pour créer
de l’irrécupérable. Sur cet irrécupérable « anomique »,
s’exerce alors le surpouvoir d’une
surnormalisation. Mais le « réel »,
et le réel seul, intensifié par les procédés aliénistes (disproportion
des forces, usage de l’espace, contrôles minuscules du
quotidien), motive cette surnormalisation :
nul arbitraire, que le poids entier de la « raison »,
en sorte que le fou « cesse de prendre du plaisir à la
folie » (p.165). Et le discours aliéniste est ainsi disséqué,
un peu comme Propp analyse les contes, en trajets impératifs pour
ses sujets fictionnés, tous soumis à
une grammaire implacable.
Foucault suit alors, dans un deuxième temps, l’extension
du paradigme aliéniste, puis cherche à identifier le lieu de sa
crise, et les formes originales de sa généralisation sociale. Un
des passages historiquement les plus convaincants du cours est
l’analyse consacrée, bien avant la naissance du thème de
l’enfant fou, à la psychiatrisation des idiots. La surnormalisation
des enfants produits comme hors-normes
par le système pédagogique lui-même aboutit alors à ce qu’on
invoque « l’instinct » comme foyer d’irréductibilité
— et de l’instinct à la perversion, le chemin sera court.
Mais trois autres dimensions intellectuelles et pratiques du
post-aliénisme entretiennent entre elles des rapports étroits :
l’apparition du savoir neurologique, la « crise » de
l’hystérie, et l’horizon de la psychanalyse, entendue comme
première dépsychiatrisation, parce
qu’elle prélève justement dans la crise hystérique, non l’hystérie,
mais la crise elle-même, comme régime autonome, oublié et
faisant là retour, de la vérité elle-même. Foucault conçoit
la naissance de la neurologie comme la conjugaison paradoxale
d’une clinique des surfaces (quand la médecine évoluait vers
l’étiologie physiologique profonde des symptômes) et d’une
technologie de l’examen par ordre et réponse motrice, qui
enfouit l’obéissance dans la texture la plus reculée des
intentions, les normalisant radicalement sous l’œil médical.
Mais si le scandale de l’hystérie a éclaté chez les
neurologues, c’est précisément, pense-t-il, parce que le contrôle
disciplinaire y était devenu absolu, poussé jusqu’aux « fibres
du cerveau ». Car que craint suprêmement le savoir aliéniste ?
La simulation : non pas la normalité simulant la folie, mais
la folie simulant la folie et se repliant par là tellement
en soi-même qu’elle ferait avorter son objectivation, minant la
caution ultime du savoir-pouvoir. Et
voilà les hystériques, du coup, promus par Foucault « vrais
militants de l’antipsychiatrie » (p.253). Ce danger étendu
à tout le champ couvert par l’aliénisme explique le recours
aux trois procédés qui ont marqué la psychiatrie de la seconde
moitié du 19ème siècle : la drogue (surtout le
haschich), l’hypnose et la présentation de malades, formalisée
comme une démonstration de la clinique. Pour Foucault, il ne
s’y est jamais agi de discrimination clinique fine, mais d’un
seul partage à redémontrer sans cesse, celui de la folie et de
la non-folie, partage dont tout le
reste découlait.
Jugement, on le voit, impitoyable.
Or bien sûr, trente ans après, armé des recherches de
Robert Castel, Marcel Gauchet et Gladys
Swain, Jacques Postel, Claude Quétel,
Roy Porter, Ian Goldstein ou Juan Rigoli,
il est facile de se pencher avec ironie sur les lacunes
historiques de la thèse de Foucault, et de juger que, faute de
matériaux plausibles, elle ne vaut plus grand-chose. Mais ce
serait perdre de vue l’exigence proprement foucaldienne de construction
du problème (de l’aliénisme aux sources de la psychiatrie
et de ses conséquences sociales) dont ces éminents historiens
ont tous tenu le plus grand compte. Sur ce plan, on est moins
facilement quitte, et pour le dire, toute critique du cours un peu
ferme est comptable de sa méthode et de ses concepts, pas
seulement de ses contre-exemples.
En se préparant donc à une telle critique de fond, on
commence aussi à mettre en ordre ce qui, du point de vue purement
historiographique, heurte tout lecteur actuel de ce cours. Un
premier fait saute aux yeux : il y est constamment question
« des » asiles, comme si ce que les aliénistes ont pu
assurément rêver avait jamais existé dans les faits, au point
de basculer, par le biais du discours disciplinaire, en contrôle effectivement
moderne, individualisé, de la folie et des conduites déviantes.
Mais « les » asiles n’ont simplement jamais pu
exercer le type de contrôle disciplinaire radicale, articulé au
traitement moral, qui nous est décrit, pour la simple raison que
le choix rationnel d’un tel type de contrôle rencontrait dans
les faits un obstacle de taille : la résistance de la
province conservatrice, soucieuse à l’échelon local de l’honneur
des familles, catholique donc hostile aux Lumières, économe des
deniers départementaux à ne pas dilapider dans des établissements
dont la finalité répressive directe seule lui importait. Sans
pousser trop loin le paradoxe, il serait ainsi bien étonnant que
la combinaison de traitement moral et d’institution totale que déchiffre
Foucault dans les textes ait jamais existé hors de la maison de
santé d’Ivry (anciennement au jardin des Plantes) qu’Esquirol
dirigea avec Mitivié. Le placement
d’office submergea rapidement les quelques asiles construits à
contrecœur, privant, comme on devine aisément, les aliénistes
de la clientèle plus accessible à leurs idéaux
thérapeutiques (jeune, aisée, cultivée, etc.). A cet égard,
les analyses de Robert Castel, bâtie autour du motif classique idéologie/réalité
politique et sociale, diront plus nettement que l’âge d’or de
l’aliénisme n’a jamais existé : le triomphe de l’aliénisme,
reconduit curieusement par Foucault, c’est d’avoir réussi à
faire croire qu’il était la norme de raison à quoi tout le
reste devait être comparé, tandis que son programme était entièrement
subverti en pratique à des fins brutales (les « pinélières »
faisant figure d’endroits pires que les prisons dans l’imaginaire
contemporain). Or ceci rejaillit sur le déchiffrement foucaldien
du traitement moral. Assumant tout à fait la provocation qui
consiste à inverser la lecteur traditionnelle d’un Leuret dévoyant
l’humanisme de Pinel et Esquirol, Foucault accentue à l’extrême
les germes de répression soft qu’il démasque chez les Pères
Fondateurs. A grand prix : car les multiples versions qu’il
faut alors produire du traitement moral deviennent mutuellement
incompatibles à mesure que le cours se déploie. Opposant Pinel
et Mason Cox,
Foucault commence par marquer la césure qui aurait consisté à
abandonner le jeu ambigu de « la vérité dans le délire et
du délire » (p.36) pour lui substituer cette « pression
punitive à la fois minuscule et continue » (p.53), d’où
le « sujet » de la « fonction-psy »
va finalement émerger, non par la psychologisation des corps,
mais par une normalisation s’enfonçant jusqu’au ressort de la
volonté. Mais le cas légendaire du procès feint soulageant le délirant
auto-accusateur demeure entièrement
superposable chez Mason
Cox et Pinel. Foucault le sait (p.129
à 131) : il faut, du coup, pour sauver l’édifice, faire
basculer Pinel du côté de son prédécesseur ; car le
traitement moral a bien été, dès le départ, un procédé de « vérification »
du délire. C’est ce qui avait, on le sait, retenu Hegel et
toute l’Europe cultivée. Mais si on va trop loin dans cette
direction, la continuité Pinel-Leuret
s’effondre… et la genèse aliéniste de l’ordre
disciplinaire avec. Bref, il reste bien difficile de réécrire le
« traitement moral » en mécanisme disciplinaire
inchoatif, masqué par humanisme rationaliste. On retrouve plutôt
ce geste qui fait servir un auteur à soutenir l’inverse de ses
positions historiques, impasse pointée par Marcel Gauchet
à propos des idées d’Esquirol sur les passions, tout aussi inassimilable par la conception néo-disciplinaire
de Robert Castel.
Est-ce dire qu’il n’existe aucun « pouvoir
psychiatrique », nul « ordre disciplinaire » ?
Sûrement pas. Mais la difficulté permanente de l’argument de
Foucault est de construire une alternative viable au concept philosophico-sociologique
traditionnel de norme. L’imposition de « normalité »,
qui est un geste social autoritaire, ne coïncide pas toujours
exactement avec la « prétention normative » intrinsèque
d’autres gestes sociaux qui ne sont pas nécessairement
autoritaires. Disons ceci : il y a eu sans conteste une prétention
normative des aliénistes à dire le droit en matière de folie.
Mais tout usage du concept de norme, et c’est en quoi il
s’oppose à l’idée foucaldienne de pouvoir-savoir,
implique justement qu’on puisse réellement ne pas la
suivre. C’est exactement ce que nous savons désormais des
contemporains : le mouvement des fous littéraires redécouvert
par Juan Rigoli a hissé à la hauteur
du fait social la récusation armée de la nouvelle discipline aliéniste
de l’individu « sain d’esprit ». Les antipsychiatres n’ont jamais été des
critiques tard venus ; ils ont toujours été engendrés du même
pas que la norme prétendant s’imposer, et cela, dès le 19ème
siècle. Ce n’est pas dans cette seule direction que la norme
exerce son effet. Elle touche aussi la pratique normative par
excellence, celle qui concerne directement la folie : le
pouvoir rendre raison de ses actes et de ses pensées. Peut-on
traiter entièrement comme nulle et non avenue la tentative d’élaboration
clinique positive qui fait l’histoire de la psychiatrie
au 19ème siècle ? Car il est avéré que sa médiocrité
ordinaire a servi des intérêts répressifs extra-médicaux.
Mais la difficulté de la réduire à cela seulement éclate quand,
pour le mettre en évidence, c’est une contre-clinique,
une contre-psychiatrie, que Foucault
mobilise : il s’aventure ainsi à opposer le fou qui dit
« oui » à tout à l’idiot qui dit « non »
(p.213), ou à traiter comme illusoire l’évolution démentielle
de certains syndromes (p.253). Notes fugitives, mais révélatrices :
car elles font bon marché de la discussion qui fut si
longue à structurer et d’où ont émergé, précisément, des
tableaux classiques dont on devrait s’étonner qu’ils aient
subsisté avec tant de précision aux mutations radicales de l’institution
asilaire (voyez l’histoire de la paranoïa, dès la question posée
par Lélut des folies « lucides »,
etc.). Certains aliénistes se sont au contraire posé de façon
contradictoire le problème clinique des limites de la raison et
on pourrait tout autant admirer leur capacité à accumuler un
certain savoir dans des matières où ils restent curieusement indépassés.
Mais Foucault a d’autant plus de difficulté à l’identifier
qu’il idéalise symétriquement les progrès de la médecine générale
de l’époque. Le boulet des conjectures hasardeuses de La
naissance de la clinique fait clocher sa démarche, le portant
à imaginer des ruptures au sein de continuités qu’il néglige,
et surtout, à confondre des programmes scientifiques, voire des
utopies, avec les réalités du temps. Sans doute est-ce une autre histoire qui le montre,
soucieuse, elle, du décalage entre les dires et les actes, et non
de la production des faits à partir des « modalités
discursives » qui les suscitent. Il n’en reste pas moins
que le glissement permanent du pouvoir-savoir
de son côté normatif à sa dimension de contrainte causale
finement et inconsciemment structurante
laisse le lecteur perplexe. Si le pouvoir disciplinaire avait la
force anthropologique qui lui est prêtée, comment l’insurrection
de 1860 contre la loi de 1838
aurait-elle pu se produire ? Qu’il y ait des effets
panoptiques à la Bentham (p.79) à l’horizon ambitieux des
inventeurs de l’asile ou des éducateurs d’enfants handicapés
mentaux, c’est sûr. Mais la même période, notait Habermas,
voit aussi naître « l’espace public » bourgeois et
libéral, et un pouvoir de la presse qui en inverse la structure :
car désormais ceux qui surveillent sont aussi surveillés
(sans doute pour qu’on s’assure qu’ils surveillent
correctement !). Profondément méfiant à l’égard des théories de
l’histoire comme histoire de la raison (la raison, chez le
Foucault des années 70 est surtout la rationalisation a
posteriori de la microphysique du pouvoir-savoir),
le cours contourne avec superbe, au point de les faire oublier,
les conceptions alternatives de l’individualisme forgées à
l’époque (Tocqueville, Marx), alors même qu’il en retrouve
allusivement certains éléments (ainsi, le paradigme de la
« discipline » militaire). Mais c’est une part
fascinante de L’histoire de la folie « première
lecture », eût dit Robert Castel, qui en souffre : car
si elle échappait au relativisme, c’est parce que l’histoire
de la psychiatrie n’y était pas l’histoire des illusions sur
la folie, mais au contraire l’histoire de sa conquête objective,
et des effets de la vérité sur les corps et les choses. Pour
cela, encore fallait-il considérer la force de la raison en
elle-même.
Cette indécision conceptuelle entre normalisation et
normativité en psychiatrie, qu’on serait bien présomptueux de
croire lever d’un coup de baguette magique, aboutit en tout cas
à ce résultat étrange, que l’asile foucaldien est conçu dans
Le pouvoir psychiatrique à la façon d’une « machine
à influencer » plus effroyable encore que chez Tausk.
Impalpable, échappant à toute dénonciation, qu’elle retourne
plutôt à son profit, visant chacun dans sa plus intime intimité
et le surindividualisant en le prenant
pour cible de ses effets secrets, cette machine contrôle les
intentions elles-mêmes, et donc tout « agir possible »
(comme il y a chez Kant une théorie transcendantale de « l’expérience
possible »). C’est aussi en quoi Le pouvoir
psychiatrique est une boîte à outils dont l’intérêt dépasse
largement la masse de tout ce qu’il nous fait découvrir :
il propose implicitement les plans d’une « machine à ne
pas se laisser influencer », à mettre en œuvre, peut-être,
sur le présent de notre histoire.