Last updated: 18, May, 2007 

     THALASSA. Portolano of Psychoanalysis

 

 

TEXTS ON LINE:

"De quoi témoignent les mains des survivants? De l'anéantissement des vivants, de l'affirmation de la vie" de Janine Altounian

"Les cachés de la folie" de J.-P. Verot  

  "La difficoltà di dire io. L'esperienza del diario nel conflitto inter-jugoslavo di fine Novecento" di Nicole Janigro (source: "Frenis Zero" revue)

 

"Civilization, Man-Made Disaster and Collective Memory" by W. Bohleber (source: A.S.S.E.Psi. web site)

  "I Balcani" di Predrag Matvejevic (source:  "Frenis Zero" revue)

  "La Shoah e la distruttività umana" di A. A. Semi (source:   A.S.S.E.Psi. web site)

"Breve Storia della Psicoanalisi in Italia" di Cotardo Calligaris (source: A.S.S.E.Psi. web site)

"The Meaning of Medication in Psychoanalysis" by Salomon Resnik (source: A.S.S.E.Psi. web site)

"Note sulla storia italiana dell'analisi laica" di Giancarlo Gramaglia (source: "Frenis Zero" revue )

"Adriatico" di Predrag Matvejevic

"Mon Adriatique" de Predrag Matvejevic

 

 

 

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De quoi témoignent les mains des survivants ? 

De l’anéantissement des vivants,

de l’affirmation de la vie

 
 
Janine Altounian  
   
   
   
   
   
   
   
   

 

 
 

 

 
 
 
 
 
 
 

INDEX

 
 
 

Introduction : Les gestes des défuntes mères

Métaphores de « l’artisanat » dans le lexique de Benjamin et de  Freud

     I. Les mains à l’ouvrage

   Un flacon d’huile de rose

   II. Les mains de la piété dans l’offrande d’une sépulture

       III. Les mains du don

    Un flacon d’huile de rose, suite

    IV. Le manu-script d’une mémoire à transmettre

Annexe

Bibliographie

 
 

À ma mère

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
 
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   

 

News

 

(en construcciòn)

 

Introduction : Les gestes des défuntes mères

 

Lorsque, écrivant Le livre de ma mère, Albert Cohen tente de faire le deuil d’une enfance où « on était des rien du tout sociaux, des isolés sans nul contact avec l’extérieur » (Cohen, 1954, p. 53), il commémore en ces termes les gestes de sa mère :

 

« brusquement passant de sa somnolence d’esclave ou de chien fidèle à un extrème intérêt à vivre, (...) Maman vieillissante (...) eut ses deux gestes à elle, d’où lui étaient-ils venus et en quelle enfance avaient-ils été puisés? (...) Le terrible des morts c’est leurs gestes de vie dans notre mémoire. Car alors, ils vivent atrocement et nous n’y comprenons plus rien » ( Cohen, 1954, 108). 

 

Ce commentaire inattendu puisqu’il associe la faillite de la compréhension à la souffrance du souvenir, comme s’il s’agissait le moins du monde devant la perte de l’être aimé « d’y comprendre quelque chose», n’est pas ici sans nous surprendre. Devant l’hétérodoxie de ce rapprochement entre le « terrible des morts » et leurs « gestes de vie »  je me risquerais à faire l’hypothèse suivante : Si la douleur  à sentir « atrocement vivre » en sa mémoire, non pas tant les images ou paroles des défunts - reproductibles et donc partageables - que leurs gestes familiers, s’accompagne de l’impression que « nous n’y comprenons plus rien  », c’est que ces gestes survivant étrangement aux êtres qui leur insufflaient vie se gravent pour ainsi dire dans notre corps psychique et nous hantent sans pouvoir se détacher de nous. Ils demeurent captifs en nous qui en restons ainsi secrètement et à jamais les exclusifs détenteurs.

Voici par exemple, dans le récent film Ararat d’Atom Égoyan[1], une jeune Arménienne en costume traditionnel des villages anatoliens à l’aube du vingtième siècle.  Le kitsch de la représentation filmique et les couleurs de son folklore idéalisant prémunissent le spectateur de tout débordement émotionnel. La mère pose avec son garçon pour une photographie qui se fera messagère d’espoirs et d’attentes angoissées à l’adresse d’un père, parti chercher au loin un abri susceptible de sauver les siens du massacre imminent. Ayant remarqué qu’un bouton manquait à l’habit du fils, elle vient de lui donner une fleur à tenir à l’emplacement du manque afin de cacher cette négligence dans sa tenue. Un flash back nous avait précédemment montré comment le garçon, devenu un peintre célèbre après l’émigration, s’abandonnait dans la solitude de son atelier new-yorkais aux images affluant en lui à la vue d’une relique : un bouton. Ce qui aménera le film à s’achever en remontant au souvenir de la scène où, dans la bigarrure d’une foule affairée, la mère diligente et inquiète s’applique à coudre le précieux bouton sur l’habit qui en était démuni[2]. Qu’y a-t-il de plus banal que tous ces gestes réparateurs?

Et pourtant ces séquences où, d’une aiguille alerte et d’une fleur ingénieuse, la sollicitude maternelle veille à contenir, « lier », la détresse du message au père par le soin pris à sauvegarder la correction vestimentaire du fils et le cadre rassurant des bienséances sont, pour tout héritier de cette même Histoire, lourdement chargées d’affects « à n’y rien comprendre ». En lui vont affleurer, on ne sait d’où, des larmes ignorées qui désormais se libèrent : il se rappelle avoir, il y a bien longtemps, confusément ressenti ce dont témoignaient en silence les mains grands-maternelles humblement à l’ouvrage. Comme celles de Pénélope défiant la menace, elles poursuivaient leur tâche sans que rien ne se parle, démentant « à n’y rien comprendre » le tassement des corps, l’accablement des voix, l’irruption des larmes malgré le don affectueux des sourires. Les mains avisées nouaient dignement l’affliction des pertes à l’obstination des combats pour la vie, la pauvreté des matériaux façonnés à la richesses des tenaces espérances. Elles témoignaient de la nécessité qu’il y a, dans l’urgence, à maintenir ces gestes qui, s’ils ne peuvent garantir la protection aléatoire des vivants, préservent obstinément le respect dû à la vie.

C’est d’ailleurs sur les mains de sa mère que se manifeste, chez le peintre Arshile Gorky, le désespoir de son impuissance créatrice : Le voici qui travaille à sa toile :L’Artiste et sa mère en s’inspirant de la vieille photographie où, pour le père, il se tenait, jeune garçon, aux cotés d’une mère qui allait périr en déportation. Mais une fois reproduit le personnage maternel, pris de mélancolie, il en efface les mains « à la sensibilité terrienne »: « Notre pensée, dit-il, peut retrouver les souvenirs du passé mais la sensation de la terre déposée en ces mains reste à jamais perdue pour nos sens». La trace du contact impossible - avec la terre de la mère ? avec la mère ? – se creuse cruellement en lui.  S’il n’y a plus moyen de « toucher » la terre, l’héritier est habité par cette absence d’affectation qui le plonge dans un imaginaire non localisable et l’ampute de tout organe susceptible de transmettre aux autres la qualité des mains qui ont été pour lui les premières médiatrices du monde.

Photo: Arshile Gorky, "L'Artiste et sa mère".

Or le silence des traces sensoriellles de ces gestes ou de ces contacts empêchés envahit parfois traumatiquement l‘imaginaire du champ transférentiel mais, alors que les cheminements de la cure élaborent patiemment leurs pistes artisanales chez les deux protagonistes de l’atelier analytique, aucun geste remontant du passé ne parvient néanmoins à s’y manifester. L’anthropologue ne semblerait-il pas davantage à même de les recueillir ? Écoutons ici Michel de Certeau :

« Ce sont des fragments de rites, (...) des tonalités (...) Ces reliques d’un corps social perdu, détachées de l’ensemble dont elles faisaient partie, acquièrent (...) une force plus grande mais sans être intégrées à un tout, comme isolées, inertes, plantées dans un autre corps (...) Elles n’ont plus de langage qui les symbolise ou les réunisse (...) Elles sont là comme endormies. Leur sommeil pourtant n’est qu’apparent (...) Certains gestes (...) gardent en effet, dans le texte des jours et des travaux, la fonction capitale qu’a dans un texte écrit la ponctuation (...) Ce sont des ” signifiants “, mais on ne sait plus de quoi (...) Ils ont un rôle métonymique (ils disent la partie pour le tout effacé), historique (ils représentent la place du mort), (...) poétique (ce sont des inducteurs d’inventions) (...) Ces reliques apparemment triviales (...) obligent, même si c’est en silence (...) Elles représentent ce qui est le plus méconnu par les pédagogies qui (...) ne perçoivent même pas les scansions matérialistes par lesquelles un groupe défend, à l’insu des maîtres, son rapport présent à un patrimoine dispersé. » (de Certeau M., 1986, 808)

 

Reprenant à son compte et voulant illustrer l’existence de ces «inducteurs d’inventions » le présent travail essayera de dégager en quoi, chez les survivants, ce sont les gestes silencieux des mains « à l’ouvrage », mains industrieuses, discriminantes ou nourricières, qui témoignent à leur enfant de ce qu’ils ne pourront jamais lui dire. La fidélité du descendant à cette mémoire gestuelle constituée, telle une pellicule cinématographique dénuée de parole, d’un « négatif » encore non « développé », soutient en effet les traces d’empreintes créatrices en attente de réinsertion dans le champ du discours et dans l’histoire du monde. Dans la fondation culturelle qui fait suite à l’expérience de la mise à mort - tout comme, on le sait, dans la mise au monde d’un enfant - les gestes venus d’ailleurs précèdent religieusement les mots. Leurs traces sont, de ce fait, le « tenant lieu » d’un héritage apparemment éteint et néanmoins agissant puisqu’il contraint les rescapés à œuvrer en « artisans de la vie », c’est-à-dire à réinvestir malgré tout, sinon les jeux de leur enfant esseulé, du moins les ruses et expédients qui surent l’entourer d’une protection précaire.

      Dans ces familles endeuillées et combien mutilantes, où être en famille signifie finalement être en lutte contre l’oppression pour demeurer fidèles à soi et aux disparus, la valeur qui se transmet aux enfants est en effet, défiant toutes les blessures, celle de la Résistance (Altounian J., 2002a). Or je dirais que celle-ci passe davantage par ce dont témoignent les gestes que par ce que disent les paroles ou les mutismes. Il ne s’agit certes pas là d’une résistance - au sens étroit du mot - politique mais d’une autre, participant de l’identité même de l’enfant. Celui-ci se trouve bien souvent sous l’emprise d’un cruel lien paradoxal car, s’il souffre d’un déni d’existence parmi ceux qui n’ont connu ni poésie ni enfance, sa naissance constitue néanmoins l’enjeu de leur lutte contre la persécution et l’effondrement. Il sait d’emblée que s’il est là, abrité et nourri par les siens, c’est parce que ceux-ci ont pu résister contre la terreur, résistent encore contre son souvenir et que sa vie a, pour eux, ce prix suprême qu’ils ont dû payer pour parvenir à la lui transmettre.

 

Métaphores de « l’artisanat » dans le lexique de Benjamin et de Freud

 

Quelle sagesse ancestrale nous enseignent donc, dans le récit homérique, les mains de Pénélope, tandis que, par delà les siècles, nous retrouvons, dans la pensée d’un philosophe de notre temps, le rôle capital « de la main à l’œuvre », cette fois, dans la constitution même du récit ?

 

« Alors, le jour Pénélope tissait la grande toile, et, la nuit, elle défaisait son ouvrage, à la lumière des flambeaux. Aussi trois ans durant, elle sut cacher sa ruse et tromper les Achéens »[3] (Homère).

 

Selon Homère, Pénélope tisse et détisse de ses mains un ouvrage où elle dévide attente, persévérance et ruse pour surseoir à la menace et résister à l’oppression. On constate ici que les mains de Pénélope ont la même fonction dilatoire que celle de la voix chez une autre femme, la conteuse Schéhérazade[4]. Cette correspondance illustre en fait, comme on va l’entendre, la conception peu commune de Walter Benjamin comparant Le narrateur à un artisan qui travaille « son matériau - la vie humaine » : Le philosophe met notamment en lien, dans son essai éponyme, l’âme et la main. Pour représenter cette action conjuguée de la voix et du geste chez le narrateur, il campe celui-ci dans la posture d’un artisan en train de « travailler (...) la matière première des expériences ».

Afin de repérer la valeur argumentative des signifiants « main » et « ouvrage » dans la citation qui suit, notons au préalable les continuités lexicales, parcourant tout le texte de Benjamin mais disparaissant nécessairement dans la traduction française, des deux composants du terme Handwerk, « artisanat », littéralement « ouvrage de la main »:

- Hand, « main », Handwerker, « artisan », littéralement : « celui qui œuvre de ses mains », handwerklich, « artisanal »,

- Werk, « ouvrage », hineinwirken, « être à  l’œuvre dans... »,[5]

Benjamin écrit :

 

« (Dans sa dimension sensible, la narration n’est nullement l’œuvre (das Werk) de la seule voix. Dans la véritable narration est aussi à l’œuvre (wirkt hinein) la main (die Hand) qui, de ses gestes rodés par l’expérience (erfahrenen) du travail (Arbeit), soutient de mille manières ce qui se fait entendre). L’ancienne coordination de l’âme, de l’œil et de la main (die Hand) (...) est la coordination artisanale (handwerklich) (...) On peut aller plus loin et se demander si la relation qui lie le narrateur à son matériau (Stoff) - la vie humaine - n’est pas même une relation artisanale (handwerklich), si la tâche du narrateur ne consiste pas précisémént à travailler (bearbeiten ) de manière solide, utile et unique la matière première (Rohstoff) des expériences (Erfahrungen) (...) Les proverbes, pourrait-on dire, sont les ruines (Trümmer) qui se trouvent à l’emplacement d’anciennes histoires.

 

(Remarquons qu’on pourrait également, à l’appui de notre propos, considérer les sortes de reliques œuvrées par les mains des survivants comme des ruines à l’emplacement d’histoires impossibles à proférer)

 

(...) Le narrateur, ainsi considéré, doit être mis au nombre des maîtres et des sages (...) Car il lui est donné de remonter le cours (zurückgreifen) de toute une vie (...) Le don qu’il a est de pouvoir narrer sa vie, sa dignité est de pouvoir narrer toute sa vie. » (Benjamin W., 2000, 141)

 

     On sera peut-être étonné de repérer ici une certaine analogie entre la pensée du philosophe et ce qui pourrait se dégager d’une réflexion sur les ressorts et les enjeux de l’élaboration psychique d’une histoire du sujet tout au long d’une cure analytique. Comme c’est bien la main de l’écrivain qui dispose consciemment ou non les fils qui s’entrecroisent dans son écriture, on remarquera que, si les termes: die Hand/ das Handwerk/ handwerklich, das Werk/ wirkt hinein ne sont pas spécifiques du lexique freudien, en revanche leur scansion en leitmotive dans l’élaboration discursive du philosophe, les termes bearbeiten (travailler, élaborer), zurückgreifen (remonter dans le temps), Erfahrung (expérience), Stoff (matériau), Rohstoff (matière première) et enfin la métaphore des ruines (Trümmer) nous rapprochent étrangement de la sémantique freudienne des études de cas et des contes dans les rêves.[6]

Il conviendrait également de relever au passage combien chez Freud selon qui

« On estime que les femmes ont apporté peu de contributions aux découvertes et aux inventions de l’histoire de la culture, mais peut-être (...) quand même inventé une technique, celle du tressage (Flechten) et du tissage (Weben) » (Freud S., 1932, 142 ; 1995, 216)

 

les métaphores du tissage et de l’artisanat, sont pourtant constitutives de sa théorisation du rêve et des processus inconscients.. Non seulement cette théorisation trouve - « quand même » ! - dans la pensée du chercheur une figuration  à l’aide des nombreux dérivés de :

- weben, « tisser »: das Gewebe/ verweben/ die Verwebung (la trame du rêve/ insérer dans la trame/ l’insertion dans la trame du rêve)  

- flechten, « tresser »:  das Geflecht/ verflochten (l’entrelacs/ entrelacé)

- spinnen, « filer » : weiterspinnnen/ fortspinnnen/ ausspinnnen/ anspinnnen/ umspinnnen (continuer la filature/ la poursuivre/ la développer/  la raccorder/ filer tout autour)

- einwickeln,  « envelopper » : entwickeln/ die Entwicklung/ verwickelt (développer/ le développement/ embrouillé)

- knüpfen,  « nouer »: anknüpfen/ die Anknüpfung/ verknüpfen/ die Verknüpfung ( rattacher/ le point de rattachement/  connecter/ la connexion)

- lösen,  « dénouer, résoudre »:  die Lösung/ auflösen/ die Auflösung/ ablösen ( le dénouage, la solution/ résoudre, analyser/  la résolution, l’analyse/ détacher, relayer) [7]

- verwirren,  «  emmêler »: entwirren/ verworren/ die Verworrenheit (démêler/ emmêlé, confus, l’état de confusion)

- verstricken,  «  rendre inextricable »:  die netzartige Verstrickung/ der Knoten/ das Knäuel ( le réseau inextricable/ le nœud/ la pelote),

 

mais encore les dissimulations du rêve, les ruses de sa censure se signifient en référence à des représentations « textiles » dérivées de :

- das Kleid, « l’habit »: kleiden/  bekleiden/ die Kleidung/ verkleiden/ die Verkleidung/ die  Einkleidung ( habiller/ revêtir/  le revêtement / déguiser/ le déguisement/  l’habillage)

  - die Hüllen, « les enveloppes » : verhüllen/ verhüllt/ unverhüllt/ die Umhüllung/ enthüllen/die Enthüllung (voiler/ de façon voilée/ de façon non voilée/ l’enveloppe/ dévoiler/ le dévoilement)

- der Schleier,  « le voile » : verschleiern (recouvrir d’un voile)

- die Decke, « la couverture » :  decken/ verdecken/ entdecken/ aufdecken (couvrir/ recouvrir/ découvrir/ mettre à découvert).

 

D’ailleurs n’est-il pas troublant de constater que, malgré ce « peu de contributions » des femmes « aux découvertes et aux inventions de l’histoire de la culture », c’est la familiarité de Freud avec cette technique, « quand même inventée » par elles - notamment la « broderie » d’un signe, le « tissage » d’une tunique, le « soin qui a tissé (gewebt) au rêve sa tunique » - qui le rend à même de métaphoriser les stratégies dissimulatrices du rêve où s’aiguise tout son art de découvreur ? Au-delà de ce que le narrateur inconscient dit ou ne pourrait dire de son rêve, son discours n’est qu’un tissage  qui va le « trahir » à l’analyste averti des manœuvres inspirant l’ouvrage :

 

« Lorsque le compte rendu d’un rêve me semble d’abord difficilement compréhensible, je prie le narrateur de le répéter. Il est rare que ce soit alors avec les mêmes mots. Mais les points où il a modifié l’expression m’ont été signalés comme les points faibles du déguisement du rêve, ils me servent comme servit à Hagen le signe brodé sur la tunique de Siegfried. C’est de là que peut partir l’interprétation du rêve. Le narrateur (...) protège donc rapidement, sous la poussée de la résistance, les points faibles du déguisement du rêve en remplaçant une expression qui le trahit par une autre plus éloignée (...) Des efforts pour défendre  la solution du rêve je peux aussi conclure au soin qui a tissé au rêve sa tunique » [8].

 

De même c’est le recours à la métaphore d’un « tissage » de dupe visant, en fait, à dénuder le souhait inconscient qui va faire comprendre l’imposture flagrante du rêve :

 

« l’Empereur sort vêtu de cette tunique invisible » que « deux imposteurs tissent ... L’imposteur est le rêve, L’empereur le rêveur lui même ». [9]

 

*

Ces développements quelque peu savants excuseront peut-être le caractère autobiographique de ceux qui vont suivre. Ayant considéré les éléments autobiographiques de mes textes sur la transmission psychique chez les descendants de survivants aux violences collectives comme une mise en forme secondarisée d’un « matériel clinique » susceptible de servir aux autres, je m’autorise à les livrer ici. Les pratiques de violence ont justement pour effet de saccager la dimension personnelle, l’intimité des êtres, alors que le fait de les rendre publiques déshypothèque au contraire, libère et protège l’espace subjectivant de la vie individuelle. Par ailleurs les événements qui inaugurent ma propre histoire, repris ici dans l’après-coup d’un parcours analytique, sont évidemment emblématiques pour un nombre croissant d’êtres pourchassés de par le monde et dont seuls les descendants des mieux lotis parviennent jusqu’au divan d’un  psychanalyste. L’apport de réel de mon témoignage aura au moins le mérite de constituer un contrepoint pragmatique aux contributions des chercheurs qui entourent la mienne.

Je livrerai donc, à titre d’exemples on ne peut plus concrets, quatre modalités d’expression de gestes salvateurs présidant à l’histoire de mon ascendance. On peut les relever, consignées dans le Journal de déportation de mon père, qui met en évidence, face à l’imminence de la mort, l’incidence sur la vie humaine de quatre « gestes » (aux deux sens du terme) fondamentaux. Ils ont en commun d’exercer, à des niveaux différents, une fonction séparatrice et affranchissante quant à l’emprise de la mort programmée:

- ceux du travail et de son produit « artisanal » au pouvoir miraculeux,

- ceux d’un rituel d’inhumation, privilège arraché de justesse au   bourreaux,

- ceux de l’urgence à déjouer le destin d’une mort due à la faim ou au typhus,

- enfin, ceux de l’écrivant qui put affronter la brûlure des souvenirs pour témoigner des trois gestes précédents en léguant un manuscrit-relique[10], bouteille à la mer laissée en héritage et en attente d’inscription.

Le premier ordre de réflexions concernera en quelque sorte les effets après coup des mains qui façonnent des objets inducteurs de culture, le deuxième et le quatrième ceux des mains qui créent des enveloppes rituelles ou scripturaires pour séparer les morts des vivants, le troisième ceux des gestes nourriciers ou de passation des fonctions nourricières.

 

I. Les mains à l’ouvrage

 

S’agissant du premier type de matériel, j’aimerais préalablement rappeler, pour mieux en saisir la charge d’affects, les innombrables allusions à l’artisanat, au « travail des mains », dont j’ai inconsciemment parsemé mon travail d’écriture en lieu et place des diverses figures parentales, mue par le sentiment que ces mains au travail incarnaient, au sein des familles de rescapés un agir récurrent privilégié, représentant et trace symptomatique d’une résistance particulière.

Je me suis par ailleurs demandé, après coup, s’il n’y avait pas un lien entre l’acuité de mes évocations peuplées de parents à l’ouvrage[11], les métaphores textiles d’une écriture en patchwork où mon propre texte s’étaye constamment sur celui de l’autre lui servant de pièce d’assemblage ou de bâti[12] et la vertu magique d’un produit artisanal qui pourrait faire rêver les enfants des contes, une huile de rose à qui je dois peut-être d’être née. Le conte d’ « Un flacon d’huile de rose » nous tiendra donc en haleine en nous racontant les avatars salvateurs de cette essence qui, formant avec un Évangile tout ce « qui restait du trésor » paternel, put quelques temps retenir en vie ses détenteurs. Enfin j’esquisserai une réflexion sur cette expression « manuelle » du témoignage où les valeurs d’un peuple à tradition artisanale se transmettent, des rescapés à leurs descendants, bien plus au travers de ce que façonnent leurs mains qu’au travers de ce que disent ou taisent leurs paroles.

Voici donc tout d’abord quelques extraits où foisonnent les métaphores en question, viendront ensuite ceux du récit traumatique qui relate les effets d’une huile de rose, devenue en somme huile d’un « sésame », produit protecteur et producteur de vie:

J’avais évoqué comment la tradition artisanale, qui m’était familière et dont la sagacité recommandait toujours de faire avec le peu qu’on a, m’avait suggéré de tresser, lier, pour que de ce nouage serré rien ne tombe dans les mailles du désaveu, les discours de « Mes trois divans »[13] : le discours du divan terrifiant qui avait promulgé pour les miens les édits de la déportation vers l’épouvante et la mort, celui du divan merveilleux de grand-mère ou du père qui me contaient leur Pays disparu, enfin celui du divan de l’analyste - artisan s’il en est! - qui en avait été pour moi l’aboutissement salvateur. Écrire, c’était en somme rendre hommage à cet artisanat fécond des assemblages périlleux, c’était souscrire aux ruses de la pénurie qui dictèrent au Petit Poucet, illettré mais familier des expédients de la survivance, de semer ses cailloux là où lui avaient manqué des paroles, c’était tenter de recomposer en polyphonie les discours clivés et décousus de trois divans étrangers, voire hostiles l’un à l’autre.

      Si le sédir - terme arabo-turc renvoyant à un cadre de vie austère et pauvre - de grand-mère était en réalité  pour moi, par les évocations méditerranéennes de son Bosphore disparu, un sofa - terme arabe renvoyant  à un environnement riche de coussins et tapis -, il avait été par dessus tout un divan,  puisque ce terme persan - désignant un siège puis ce qui s’y recueille: des textes fondamentaux, une collection de poésies - est bel et bien la figure métonymique de paroles essentielles tout autant que leur lieu d’émergence et qu’en cela il s’applique, à la lettre, au cadre de la cure institutionnalisé par Freud.          

      Berceau ancestral recouvert de ses kilims élimés, restes des chaleurs laissées au Pays, il trônait en ma mémoire, austère et protecteur, avec ses larmes et oraisons meurtrières et salvatrices, prodiguant les douceurs conviviales de ses petits cafés, les tricotages, travaux d’aiguille et raccommodages avec la vie, les accueils familiers et nostalgiques de ses mille et une œuvres de survie. Son souvenir se condensait en moi avec le divan étrangement familier et tout aussi peu occidental de la Berggasse qu’il a, en fait, appelé en contrepoint sur ma route. C’est bien la voie au divan freudien que m’a plus tard ouvert ce divan énigmatique des récits familiaux, relayé ensuite par l’estrade intimidante des salles de classe, dont les récits charmants consolaient certes l’enfant d’émigrés que j’étais, tout en la chagrinant amèrement puisqu’ils l’excluaient du lieu même de leur pertinence. L’énigme pour moi de ces fables inconciliables entre elles m’avait donc amenée à tisser la trame sanglante de l’Histoire collective et les lambeaux épars de la souffrance psychique dans la toile de fond de mon plaisir d’enfant aux récits d’un Ailleurs englouti, plaisir devenu plus tard attachement de l’écolière à la littérature.

    Si, dans mes souvenirs écrans me reviennent toujours, puisqu’ils m’ont façonnée, « les travaux et les jours » [14] des miens, ce n’est pas par la menace, l’angoisse de leur récits de misère, leurs récriminations oppressantes, leurs évocations des lieux exterminés où s’enracinait leur existence, que leur souffrance irrémédiable est venue à moi. Elle s’empare paradoxalement de toute ma personne en présence de « leurs travaux » voués à combler l’insécurité première, au souvenir de leur peine opiniâtre, de la pauvreté ingénieuse, la ténacité créatrice, l’inébranlable affirmation avec laquelle ils aménagèrent leur vie d’éxilés, les bases de la mienne. L’émotion la moins soutenable qui m’a acculée à écrire leur dénuement, c’est celle qui m’étreint devant les traces laissées par leurs mains et leur foi artisane, les dentelles aristocratiques crochetées par grand-mère, les broderies d’espérance en bouquets de ma mère, l’attention industrieuse que mon père apportait aux étoffes de l’atelier, aux matériaux protecteur du logis, à l’apprentissage de son violon. Dans la rigueur et le respect ils célébraient tous ces rituels qui maintiennent et sacralisent les rythmes de la vie. Je ne retrouve pas dans leurs gestes au travail l’immaturité des orphelins mais leur discernement majeur. Pères morts nulle part, que nul linceul n’ensevelit, déploration des grands-mères en exil, tapis de lumière, dentelles et joyaux en souvenir, broderies de la nostalgie, « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie » ![15]

*

     Pour suivre à présent le mouvement du narrateur de Benjamin, nous allons « remonter le cours de toute une vie » jusqu’à cette huile de rose du conte cruel qui détermina mon histoire. Mais pour l’introduire voici auparavent, d’après le philosophe, de quelle manière se manifeste dans les contes la résistance aux puissances maléfiques[16]

 

« Le conte, écrit-il, enseignait jadis à l’humanité, il enseigne aujourd’hui encore aux enfants que le plus opportun, pour qui veut faire face aux puissances de l’univers mythique, est de combiner la ruse et l’effronterie. (Le courage [Mut], dans le conte, s’inscrit dialectiquement entre les pôles du courage souterrain [Untermut, néologisme créé par Benjamin], (c.à d. la ruse) et de l’effronterie [Übermut]) ». (Benjamin W., 2000, 15)[17]

 

Des lambeaux de ce récit[18] factuel d’adolescent, rédigé dans une langue rudimentaire, la première séquence retiendra prioritairement les passages illustrant les thématiques du travail, de la persévérance et de la ruse mis au service de la résistance à la mort. Bien que les thèmes du travail et de la faim soient en réalité intriqués tout au long des deux séquences retenues, cette première séquence servira de référence aux deux développements respectifs sur les mains industrieuses et les mains qui ensevelissent les morts, tandis que la seconde donnera plutôt lieu au développement sur les mains nourricières ou celles qui, dans leur dénuement, délèguent à autrui cette fonction vitale. Malgré la nécessité de faire de larges coupes dans le récit, celui-ci n’a pu être davantage réduit, aux fins de préserver quelque peu et transmettre au lecteur l’enchaînement temporel spécifique qui règne sous la terreur.

J’ai intitulé ce « conte » des temps modernes d’après l’un de ses signifiants qui insiste par sept fois: Un flacon d’huile de rose. Mais on pourrait également le considérer comme un « générique » de film d’épouvante, une fresque des temps prétendument archaïques, nous parvenant pour quelques instants d’une voix off et de contrées inconnues:                                    

Un flacon d’huile de rose

 

« Nous sommes partis de Boursa sur un chariot tiré par un boeuf et nous sommes arrivés à Alayout (...) Nous avons mis dix jours. Là nous avons monté notre tente (...) Mon père a dit: ” Il n’est pas bien de rester inactif, il faut faire un travail “. Nous avions emporté notre machine à hacher la viande. Nous avons voulu préparer de la viande à ” keufté “ et nous avons commencé (...) Le travail a permis d’augmenter notre petit capital. Au début, il y avait un okha [1282 gr.] de viande, puis cinq, puis un mouton entier (...) Ça permettait de faire vivre six à sept familles de parents et autres personnes. Nous sommes restés trois mois dans cette ville. Tous les déportés étaient déjà de nouveau exilés. Alors ils ont voulu nous déporter (...)

Le train ne pouvait aller plus loin (...) Ils voulaient qu’on se fatigue. Il s’agissait d’une tromperie. Au moment où ils transportaient nos bagages sur les charettes, ils avaient volé les cinquante okhas de soudjouk (...) Ces choses-là ont disparu comme cela (...) Mais la déportation a recommencé; En ce lieu il n’y avait rien, mon père a compris qu’ils allaient nous dévaliser. Là nous avons vendu la machine à coudre Singer à un gendarme pour la somme de cinq livres. Nous avons loué trois chameaux jusqu’au lieu dit Islahié, chaque chameau pour une livre (...)

Il pleuvait toujours très fort (...) Il n’y avait ni maisons ni rien d’autre, rien que des tentes... C’était le Kaymakan [sous-préfet] qui envoyait les voleurs et faisait piller le peuple (...), la nuit même on nous a dévalisés, nous trente-six personnes. Ils sont venus, ils ont déchiré le tissu de la tente avec des coups d’épée et l’ont réduite en pièces. Rien n’est resté. Ils ont tout emporté. Mon père et moi nous nous sommes réfugiés à côté dans l’autre tente. S’ils avaient vu notre fuite, ils auraient tué. Notre Haïg a pu cacher entre ses jambes une bouteille d’huile de rose.[19] Furieux, deux voleurs avaient allumé du feu pour mieux distinguer alentour. Finalement, à part la bouteille d’huile de rose, rien, rien n’est resté. Il y avait aussi un Évangile. Ils ont regardé, regardé, puis ils ont laché, car c’était en arménien. C’était un livre qui restait de notre trésor.

Quand nous sommes arrivés à Antarin, nous étions harcelés d’un coté par la faim, de l’autre par les saletés. Les chiens déchiquetaient les morts, personne ne les enterrait. Tout alentour sentait mauvais (...) À Bab (...) le Mektar [maire ] nous a conseillé de rester en arrière (...) et nous a éloignés du convoi (...) À ce moment, on n’avait plus d’argent pour acheter du pain. On est resté là, à attendre que ma mère se rétablisse (...) moi j’ai emmené paître les moutons du chef. Mon père travaillait dans son jardin. Ma mère faisait de la couture (...) Mais après il n’y a eu personne. Nous avons commencé à avoir peur (...) Il n’y avait plus d’Arméniens. On n’avait rien que la bouteille d’huile de rose, à peine une livre. Mais à quoi cela pouvait servir? Les gens là ne savaient même pas ce que c’était.. En route, ils ont arrêté les charrettes et nous ont demandé cinq pièces or par charrette (...) mon père a dit: ”Je n’ai pas d’argent“. Ils l’ont fait descendre, ils ont tout fouillé pour voir s’il y avait des objets à emporter. Mais ils n’ont rien trouvé. Il ne nous restait que la bouteille d’huile de rose. Cela personne n’en voulait. Mon père n’avait plus de force pour marcher. Ma mère le soutenait (...) Moi, j’étais parti devant, j’avais monté la tente. Quand mon père est arrivé, nous l’avons couché mais son mal redoublait. On n’avait pas d’argent non plus (...) J’allais chercher le bois très loin, et nous le vendions deux piastres. Bref, on parvenait à vivre. De temps en temps on achetait de la viande pour mon père, on la faisait bouillir pour qu’il en boive le bouillon. Ainsi il a commencé à aller mieux. Mais à quoi bon ? Ils nous ont de nouveau déportés.

À Haman nous avons constaté que les gens mangeaient des sauterelles. Des mourants, des morts partout (...) Mon père était très malade (...) bientôt il n’y a plus eu de sauterelles, car tout le monde en avait mangé. Et la déportation n’en finissait pas... Ma mère a dit: ” Notre malade est très gravement atteint et partira la prochaine fois “(...) ” Vous osez parler? “ a dit un gendarme et il a frappé à la tête de mon père. Ma mère suppliait (...) qu’on la frappe, elle, et qu’on laisse mon père. Sur ce, le gendarme a frappé ma mère (...) Que devient un homme gravement malade qu’on bat ?  Six jours plus tard, le jour de la mort de mon père, ils ont de nouveau déporté. Ils frappaient notre mère. Nous deux frères, nous pleurions. Nous ne pouvions rien faire, car ils étaient comme une meute de chiens. Ils disaient à ma mère : « Ton malade est mort » Et ma mère: ”Nous partirons quand nous aurons enterré le mort “. Ils répliquaient: ” Non vous ferez comme les autres“. Les autres (...) abandonnaient les morts et la nuit les chacals les dévoraient.

J’ai vu que ça n’allait pas et qu’il fallait faire quelque chose. J’ai pris un flacon de 75 dirhem [1 dirhem= 3 gr.], je l’ai rempli d’huile de rose et je suis allé voir le chef des gendarmes de la déportation (...) Je lui ai donné le flacon qu’il a accepté. Nous sommes restés encore un jour. Nous avons creusé une fosse et nous avons payé cinq piastres au curé. Ainsi nous avons enterré mon père (...) Quinze jours après la déportation a recommencé (...) Ils brûlaient tout (...) Je me suis caché là, car j’ai su que plus loin ils tuaient les gens (...), on avait très faim et soif. J’ai vu que nous allions mourir de faim. J’ai rempli un flacon d’huile de rose de cent dirhem et je l’ai porté à l’employé du télégraphe du lieu (...) Il m’a dit: « Mon fils, que veux-tu que j’en fasse? ». Mais il m’a proposé deux livres turques, en me disant d’aller dire cette proposition à ma mère (...) Ma mère a réfléchi, elle a pensé que cela nous permettrait de vivre pendant deux mois. Nous étions obligés. nous avions très faim. Deux mois après, nous avions dépensé ces deux livres. Nous avons été obligés de vendre encore un peu (...) pour ne pas mourir de faim.

À ce moment-là il ne nous resta plus d’huile de rose. Qu’allions nous faire? On ne cessait d’y penser. La  déportation n’arrêtait pas et personne ne restait à Haman. À Racca, on nous a montré une auberge. On y est allé et qu’avons nous vu ? Les gens mouraient partout de faim. On ne pouvait pas rester à l’intérieur de l’auberge, tout sentait la pourriture (...)On n’avait pas d’argent, c’est pourquoi on a commencé à manger des herbes. On a essayé de continuer ainsi pendant un mois, mais on a vu qu’on allait mourir. On faisait à peine deux pas et on tombait par terre. Ma mère a réfléchi: ” Moi pour mourir, je mourrai, vous, il ne le faut pas! “ C’est ainsi qu’elle nous a donnés, nous deux, aux Arabes. »

 

     Je reprendrais à présent, en l’argumentant, l’opinion précédemment émise, selon laquelle le témoignage de la résistance comme valeur se transmet, des rescapés à nous, bien plus au travers de ce que façonnent leurs mains qu’au travers de ce que disent ou taisent leurs paroles. Le langage reste en effet, chez eux, souvent rivé au retrait quasi autistique ou à l’hyper-réalité du ressassement et de la pensée opératoire, car la violence d’une réalité hors sens a rompu en eux toute continuité transitionnelle entre réalité factuelle et réalité psychique.

 

« Une des figures majeures du traumatisme, écrit Claude Janin (1996,24), se constitue par la ”détransitionnalisation de la réalité“ (...) l’espace psychique et l’espace externe communiquent de telle sorte que l’appareil psychique ne peut plus remplir son rôle de contenant du monde interne ».    

 

C’est pourquoi, chez ceux qui survivent à la perte de leurs objets d’amour et des espaces transitionnels de leur existence sociale, à la perte des liens qui les contenaient, la pulsion de vie ne peut que contourner la périlleuse, voire l’impossible relation à l’autre et se déplacer en empruntant un relais, celui d’une relation créatrice, non pas aux êtres, mais aux matériaux protecteurs de la vie. La sagesse artisanale leur a évidemment enseigné que, dans la nécessité, le maintien de la vie dépend de ce qui tout d’abord doit assurer sa nidation.  Tout se passe alors comme si, pour reprendre la distinction de Winnicott entre le sein qui fait et le sein qui est, l’écrasement en eux de l’espace d’altérité rendant impossibles l’être pour la tendresse et l’être pour la parole, ces deux voi/es/x devenues impraticables se trouvaient reportées sur le faire d’un maintien en vie, mais un faire qui constituerait une variante salutaire du sein qui fait.

     Ayant survécu aux fractures psychiques et aux réveils déréalisants de l’angoisse, ce sein ne peut en effet que devenir un sein qui fait des objets pour vivre, là où régne le souvenir de la mort, donc un sein qui, à défaut d’offrir en lui un accueil, crée, en quelque sorte par délégation, des objets accueillants. Dans les conclusions de Winnicott :

 

«  Ou bien la mère a un sein qui est, ce qui permet au bébé d’être, lui aussi, ou bien la mère est incapable d’apporter cette contribution, auquel cas le bébé doit se développer sans la capacité d’être (...) L’identité initiale (...) réclamant un sein qui est et non un sein qui fait » (Winnicott D.W., 1975, 114)[20],

 

on pourrait peut-être ajouter un troisième terme à l’alternative: « ou bien la mère, incapable d’apporter cette contribution aménage, dans sa résistance à l’effondrement, des substituts de sein, en somme des « nids » de paille et de transition, pour que l’oisillon, comme dans le conte précédent, puisse recueillir la nourriture d’une autre mère. C’est pourquoi d’ailleurs, malgré l’empiétement[21] dont il pâtit cruellement, l’enfant restera toujours en dette envers ce sein qui, mélancolique ou opératoire, « faisait » sans jamais pouvoir « être ».

    En ce qui concerne l’impossibilité de l’être pour la tendresse et la parole, faute de pouvoir vivre l’écart d’une altérité, il convient de rappeler que lorsque des êtres ont survécu de justesse aux scènes terrifiantes d’un anéantissement en masse, l’empreinte de la terreur les maintient souvent dans la nécessité, à laquelle ils furent réduits, de se souder face à la persécution, l’autre ne pouvant être pour eux que persécuteur. L’affrontement psychique et culturel de l’altérité requiert un soubassement narcissique qu’ont sapé, en eux, les traces encryptées de la terreur, de l’insécurité profonde et de l’agrippement au même pendant la persécution de tous. Les processus de différenciation, tant sexuels que générationnels se trouvent entravés et ce qui prédomine au sein des relations familiales assujetties aux purs besoins, ce sont trop souvent les rapports d’emprise, soit sur le mode fusionnel soit sur celui, inverse, de l’exclusion et du rejet.

     On peut à cet égard s’étonner de voir par quel détour de sauvegarde - comme si le désir de connaître et d’aimer s’était déplacé des hommes aux choses - le respect des limites entre soi et l’autre, c’est-à-dire le consentement à la castration dans l’acceptation de l’altérité, totalement en échec dans la relation aux êtres, se manifeste au contraire en opérateur omniprésent et ingénieux dans la relation créatrice aux matériaux protecteurs de la vie. Des parents non narcissisés, souvent eux-mêmes orphelins désemparés et dont la parentalité ne peut qu’être déficiente, investissent en effet rarement en leurs enfants des objets pour eux-mêmes et autorisent fort peu  l’expression de conflictualités œdipiennes structurantes, autonomisantes. Ils investissent essentiellement en eux les témoins, les preuves de leur miraculeuse, angoissante survie.

     Comment la mère pourrait-elle encore contenir et « rêver » alors que deux géniteurs arrachés à leur matrice territoriale et psychique, sont attelés à cette seule tâche: fabriquer justement entre soi et l’horreur du passé qui ne peut se dire mais qui les occupe, quelques biens protecteurs, quelqu’enfant obturant ou réparateur de l’arrachement dont il est censé être le fruit[22]. L’intersubjectivité entre mère et enfant est dans une impasse. Comment parler à l’enfant en tant qu’autre quand, pour la mère, le fantasme du « retour » ne parle plus ? Ne plus pouvoir retourner en pensée chez soi, parce qu’on y serait exterminé, induit un tabou du contact avec soi-même et prive en quelque sorte de ses assises territoriales tout regard de tendresse sur les nouveaux-nés au monde d’ici.

     Il arrive même que les valeurs, les douceurs de l’existence, devenues pour elle irrémédiablement inaccessibles, ne parviennent à la représentation qu’agressivement niées et que, dans cette entreprise désespérée de survie, elles ne se transmettent à l’enfant - qui ne saurait pourtant s’y tromper - que, pour ainsi dire, « en contrebande » (Hassoun J., 1994), sous forme de conduites de résistance, sous les espèces d’objets protecteurs, dans la clandestinité d’une symbolisation en souffrance. Si l’enfant arrive à survivre à cet isolement, cet exil que constitue l’impossible représentation de ses besoins animiques propres, c’est malgré tout dans cette perception d’un amour mutilé de ses possibilités d’affects et d’expressions, mais industrieux dans l’aménagement d’un terreau de vie, qu’il trouve les traces, devenues sacrées, d’une éthique de résistance aveuglément transmise.

     Les soins portés aux objets qui conditionnent la survie interposent ainsi une sorte de biface remettant en tension réalité matérielle et réalité psychique, ils deviennent les substituts d’un holding impossible. S’ils prennent, malgré tout, solidement racine dans une empreinte corporelle où s’inscrivait une vérité violente, l’enfant pressent certes, au départ de sa généalogie, un lieu barré à la représentation car meurtrier ou éteint, mais il trouve, à l’arrivée, des techniques de sauvetage et de construction, des modèles identificatoires de conduite qui lui servent d’étayage pour affronter son destin. En nous rappelant l’enseignement du conte selon Benjamin: « combiner la ruse et l’effronterie », pensons à ce conte de Grimm où, l’injonction d’un père à son fils d’apprendre à « faire » quelque chose pour gagner son pain, donne lieu au récit initiatique de l’ « Histoire d’un qui s’en alla pour apprendre à avoir peur »!


II. Les mains de la piété dans l’offrande d’une sépulture

 

C’est donc après le générique d’un tel film d’épouvante que commence pour quelques uns le film de la survie et, pour ceux qui en héritent, celui des oublis nécessaires à la poursuite de la vie, voire à la genèse d’une écriture. On aura en effet remarqué comment le récit de ce jeune narrateur à peine alphabétisé et ignorant tout des effets stylistiques des conteurs, a su cependant « escamoter » toute allusion à ce qui se vécut pendant les six jours de l’agonie paternelle pour, d’abord recouvrir cette séquence, passée sous silence, de la platitude d’une interrogation éludant toute subjectivité: « Que devient un homme gravement malade qu’on bat ? » et ensuite entériner la mise à mort d’un père par sa simple datation: « Six jours plus tard, le jour de la mort de mon père, ils ont de nouveau déporté ».

Avançant non sans anxiété dans l’élaboration d’un travail qui s’étaye sur un tel matériel périlleux, j’aimerais à présent montrer le destin d’une telle procédure d’évitement dans sa transmission aux inconscients qui en héritent et en contractent la dette d’une certaine écriture:

Nous avons entendu comment, après avoir réussi sous terreur à gagner un jour pour que des mains puissent « creuser une fosse » et qu’un « curé » puisse sans doute mettre quelques mots sur cette mise en terre, l’auteur de ce compte-rendu sauvage, reprenant en quelque sorte à son compte le rituel d’enterrement obtenu de justesse, ensevelit et inscrit pour la première fois, dans les plis de son texte, un blanc qui tente d’esquiver la violence de la souffrance et l’inouï du crime.

 

« L’écriture joue le rôle d’un rite d’enterrement, écrit Michel de Certeau, elle exorcise la mort en l’introduisant dans le discours. D’autre part elle a une fonction symbolisatrice (...): “ marquer “ un passé, c’est faire une place au mort, (...) et par conséquent utiliser la narrativité qui enterre les morts comme moyen de fixer une place aux vivants. » (de Certeau M., 1975, 118)

 

La lacune présente dans la chaîne verbale de l’adolescent scripteur prend ainsi le relais des formules rituelles qui présidèrent sans doute à l’inhumation du mort et libère sa place à une nouvelle phase de déportation, pour ceux qui, momentanément, restent encore des vivants: « le jour de la mort de mon père, ils ont de nouveau déporté ». Les traces de l’épouvante dans laquelle la dépouille d’un père aurait été, pour un peu, livrée aux chacals des déserts anatoliens, vont se transmettre, me semble-il, dans cette stratégie inconsciente qui, pour préserver la survie, enjoignit naguère au fils de rompre les liens de la trame textuelle et donc affective - ou inversement les liens qui tissent les affects et donc le texte – ; stratégie qui, plus tard, va se répéter dans l’histoire générationnelle par le symptôme d’un apparent « vide », d’une sorte de mémoire « blanche », appellé par Claude Janin (1996, 38-39): « le noyau froid »[23] du trauma. Il s’agit sans doute des traces de cet effroi, généré après coup et transmis aux descendants par le souvenir inconscient d’une catastrophe qui, ici, avait certes « manqué » se produire mais qui s’était massivemment produite pour tant d’autres de cette Histoire et d’innombrables autres de nos histoires contemporaines, lorsque les cadavres d’ancêtres assassinés étaient et sont abandonnés au cauchemar irreprésentable du néant.

*

Prenant donc quelque peu à revers le phénomène de cet escamotage disjonctif dans la linéarité du récit, j’interrogerai cette omission de l’épouvante et ses modalités de transmission en tant qu’un acte « manqué » réussi, mais réussi de justesse et habité par l’imminence de l’effondrement et de l’impuissance. Par ailleurs, si je nomme une telle stratégie : « omission » et non « refoulement » c’est parce que dans la série des « opérations manquées » Freud rapproche entre autres le fait d’oublier (das Vergessen) du fait d’égarer (das Verlegen)[24], c’est à dire de ranger un objet à un endroit dont le souvenir nous échappe. Ce n’est pas au « refoulement » d’un territoire donné vers quelqu’autre de l’inconscient que renvoie, en effet, la réflexion d’une jeune rescapée rwandaise  mais bien à cette « utopie » de l’épouvante dont le sujet s’absente pour y survivre (Winnicott D. W., 1975b)[25]:

 

« Quand je pense au génocide, dit–elle, je réfléchis pour savoir où le ranger dans l’existence, mais je ne trouve nulle place »

 

et d’ailleurs cette jeune femme évalue en temps de vie le gain apporté par l’ignorance de ce qui ne trouve nulle place dans le psychique:

 

« si on s’attarde (...) sur la peur du génocide, on perd (...) ce qu’on a réussi à sauver de la vie » [26].

 

Si dans, l’oubli, ce qui rate est, ici, cela même qui réussit de justesse à ménager un espace/temps de survie, l’interface de l’écart ainsi créé amorce l’invagination d’un autre espace/temps pour un travail à venir. Mon écriture n’a-t-elle pas été sous-tendue, jusqu’à présent, par le dessein, d’abord inconscient, d’accueillir ce Journal de déportation en déplaçant sa réception insoutenable sur celle d’autres témoignages traumatiques en quête de destinataires et créateurs en cela de littérature? J’étais en fait moins concernée par la figure du grand-père, inhumé de justesse, que par celle de son fils, dépositaire et transmetteur de cette séparation d’avec les morts, « s’absentant » lui-même  dans l’exercice explicite de sa propre paternité afin de ne pas contaminer ce qu’il transmettait de la vie à ses enfants. Aussi étais-je moi-même impliquée dans l’impact de cet effroi primordial, transmis tel quel, « désaffecté », puisque c’était sans doute lui qui se manifestait dans ma compulsion à « recueillir » ce qui avait failli ne pas être recueilli. De plus mon intérêt pour la littérature me permettant d’écrire ”dans le corps textuel de l’autre“[27] portait essentiellemnt sur le travail psychique à l’œuvre chez des écrivains qui cherchent à restaurer les liens de la mémoire et de la relation au monde, liens  rompus chez le survivant en qui l’épouvante de l’origine génère une angoisse du lien.

Pour survivre il faut sans doute opérer une entaille dans la mémoire mais aussi dans la relation à l’autre, notamment la relation à son enfant. Autrement dit, père inhumé de justesse et fils « à moitié présent » au présent de ses enfants ne feraient qu’un. Dans l’exemple du matériel étudié, l’angoisse après-coup d’avoir manqué abandonner un corps paternel aux charniers, angoisse qui hante l’apparente omission du fils se répète en réalité sous forme inversée chez celui-ci, dans l’évitement, le contournement du lieu psychique où toute mise en lien[28] susceptible d’entraîner le risque de réveiller le vécu terrorisant, est devenue intolérable.

L’effroi traumatique, non éprouvé par le sujet expulsé lors de l’effraction, traverse alors les générations de descendants en creusant un écart, une inhibition du contact que constituerait une parole susceptible de s’adresser aux objets aimés. Cet empêchement d’un réel investissement, symptôme d’un manque à être « pour » soi et « pour » l’autre, ce lien impuissant à se nouer avec l’enfant reste la trace  mémorielle d’un deuil à jamais impossible. L’épouvante et la volonté d’oubli de l’épouvante engendrent, selon Ferenczi[29], dans la partie de la vie psychique survivant au trauma, une zone intouchable et mutique que l’enfant, dans sa piété filiale, respecte spontanément afin d’assumer son appartenance et d’en accueillir fidèlement le message implicite. Il peut même devenir écrivain pour l’amener à s’expliciter en faisant ainsi de la littérature, lieu de sépulture du père, une terre où s’inscrit et se libère son propre héritage de fils ou de fille.

Par « évitement » de l’affect du deuil il faut donc entendre, dans une acception inversée du réel devenu fondateur, qu’un fils à qui serait transmise cette paternité de l’effroi, reste sous l’emprise d’un empêchement à dialoguer avec tout objet d’un amour ainsi rendu virtuel. Intériorisant l’inhumanité d’un crime impuni ou celle d’un manquement dont il aurait pu se rendre coupable, il ne peut qu’« éviter » de s’adresser à son enfant. C’est de ce désespoir en toute parole que relèvent, me semble-t-il, les prétendus mutismes de ceux qui survivent à la traversée de l’horreur. Ils peuvent certes parler, raconter, mais non parler à qui occupe pour eux une place d’autre, car ils savent que nul autre fut là au moment où il leur fallut, pour survivre, abandonner « presque » des êtres chers, exposés à la toute-puissance de la tuerie et des éléments. Ressentant cruellement l’absence d’une parole qui n’a pu être émise, certains écrivains offrent alors, par la littérature et à rebours des générations, la parole manquante d’une relation en suspens, une parole en somme performative qui donne existence à soi en donnant existence à l’autre et que caractérise éloquemment la formule de Michel de Certeau dans « un horizon de rencontre entre la psychanalyse et la mystique »: 

 

« ”Si tu me parles, je nais“; ou encore ”Si tu me parles, j’existe“ » (de Certeau M., 1987, 184, 187).

 

Je ne reprendrai pas ici, pour l’avoir fait dans La Survivance, les nombreux exemples de cette posture d’engendrement symbolique des ascendants et de soi par l’écriture. Il me suffit peut-être de rappeler la déclaration de Pierre Pachet:

 

« J’ai voulu (...), non seulement donner mythologiquement naissance à mon père en le faisant sortir de mon cerveau et de ma voix mentale, mais me donner une voix d’écrivain à ses dépens (...) Ce faisant je m’engendrais au moins virtuellement comme écrivain (...)»(Pachet P., 1994b, 82).

 

Cet engendrement passe par la restitution d’une parole à ceux chez qui elle fut avortée : :

 

« La parole de mon père mort demandait à parler par moi, comme elle n’avait jamais parlé, (...) Elle me niait, me demandait mon aide pour se consacrer à elle-même (...) » (Pachet P., 1994a, 7).

 

Ce qui n’est pas advenu à soi chez les survivants qui pourtant ont enfanté induit, pour reprendre les termes de René Kaës, «  la nécessité de transférer-transmettre dans un autre appareil psychique ce qui ne peut être maintenu et hébergé chez le sujet lui-même »(Kaës, 1993, 8). Cet hébergement donnera lieu à l’écriture de ce qui sera, ainsi, arraché à l’oubli. Écoutons ici Camus : 

 

« son père, émigrant (...) comme tous ceux qui (...) avaient vécu sur cette terre sans laisser de traces (...), silencieux, (...) jusqu’à ce que la guerre le tue et l’enterre, à jamais inconnu des siens et de son fils, rendu (...) à l’immense oubli (...) Il y avait un mystère chez cet homme (...) Mais finalement il n’y avait que le mystère de la pauvreté qui fait les êtres sans nom et sans passé, qui les fait rentrer dans l’immense cohue des morts sans nom (...) sur la terre de l’oubli » ( Camus A., 1994, 178-180).

 

*

La métabolisation du matériau psychique en souffrance que l’écrivain dépositaire cherche à opérer transforme alors celui-ci en événement subjectivé, ayant eu lieu quelque part et à quelqu’un dont il réhabilite, réincarne, se réapproprie l’existence avant de pouvoir, éventuellement, l’oubier enfin. On peut en effet penser que seul ce qui a été « localisé » quelque part dans le monde des vivants peut être refoulé. Si la localisation est impossible, la prise de distance ne l’est également pas face à ce qui se vit par l’héritier non pas dans une proximité, mais dans une contamination et un empiètement au sens winnicottien[30]. En référence à « la narrativité qui enterre les morts comme moyen de fixer une place aux vivants » (de Certeau M., 1975, 118), on peut dire que l’absence de localisation psychique de la rencontre avec l’épouvante signifie également une absence de délimitation entre les morts et les vivants. C’est ce qu’exprime clairement un autre témoignage de survivant rwandais :

 

« Chez le rescapé (...) quelque chose de mystérieux s’est bloqué au plus profond de son être pendant le génocide (...) Il a tendance à ne plus se croire réellement vivant »[31] (Hatzfeld J., 2000, 107, 117)

 

Le souvenir traumatique ressassé ou enfermé dans le silence par des parents au moi évanoui dans la tourmente semble en effet émaner d’un ailleurs halluciné qui rappelle étrangement, aux oreilles des vivants naïvement normaux, le discours des « possédées », « en tant que ce discours se dit parlé par un autre... ».

 

« Il y a, observe le chercheur qui met en évidence “ L’absent de l’histoire “ (de Certeau M., 1973), indétermination du lieu d’où elles parlent et qui se donne toujours comme un ”ailleurs“ qui parle en moi ». « Ici, le contenu est connu, et le locuteur, inconnu : on a dans les textes de la possession la marque de cet évanouissement du sujet »(de Certeau M., 1975, 251, 271).

 

Il y aurait donc une certaine analogie entre la visée de la littérature et l’historiographie puisque celle-ci,

 

« par sa narrativité, (...) fournit à la mort une représentation qui, en installant le manque dans le langage, hors de l’existence, a valeur d’exorcisme contre l’angoisse »(de Certeau M., 1975, 120).

 

À ceci près néanmoins que l’écrivain héritier opère cette installation dans le langage à partir d’une identité clivée: Si l’historien « fait parler le corps qui se tait »(de Certeau M. 1975, 9), l’héritier quant à lui, dispose de ses propres identifications douloureuses au « corps qui se tait » et il infléchit, met en perspective le discours du savoir historien, peut-être pour atténuer l’inconfort de son clivage interne.

 

« Quand près de la tombe de son père, il sent le temps se disloquer - ce nouvel ordre du temps est celui du livre » (Camus A.,  1994, 317).

 

L’écriture naît de cette « dislocation », elle la travaille en travaillant les mots.

 

III. Les mains du don

 

Au cours de ce développement portant sur la seconde séquence de notre « générique » on verra essentiellement fonctionner différentes  stratégies de renversement dictées par la nécessité de rester en vie quand rien ne peut plus désormais nourrir cette vie.

Le premier renversement relève de la démonstration confondante de Robert Antelme : ce qui, chez les détenus des camps, pourrait sembler une « déchéance » n’est que « la revendication des valeurs les plus hautes ». On peut en effet mettre en parallèle la scène précédente où « il n’y a plus eu de sauterelles, car tout le monde en avait mangé » et « la situation ultime de résistance »  de « celui qui mange des épluchures » :

 

« L’expérience de celui qui mange les épluchures est une des situations ultimes de résistance (...) Tout y est : (...) la revendication – dans l’acharnement à manger pour vivre – des valeurs les plus hautes. Luttant pour vivre, il lutte pour justifier toutes les valeurs (...) Celui qui méprise le copain qui mange les épluchures (...) le méprise parce que ce copain ”ne se respecte plus“ (.....) Beaucoup ont mangé des épluchures. Ils n’étaient certes pas conscients, le plus souvent, de la grandeur qu’il est possible de trouver à cet acte (...) Les perspectives de la libération de l’humanité dans son ensemble passent par ici, par cette « déchéance » (Antelme R., 1957, 101 ).

 

Le deuxième renversement rappelle celui opéré dans le Jugement de Salomon[32] par la véritable mère qui, pour sauver  son enfant, l’abandonne - c’est à dire introduit violement, là où règne la mort, une instance tierce entre elle et lui; renversement qui ici amène l’ultime renversement de cette saga en induisant que le fils, une fois nourri, revienne ensuite du lieu qui le sauve de la faim pour, à son tour, nourrir et soigner la mère.

 

Un flacon d’huile de rose, suite

 

« L’Arabe nous a monté sur son âne. Six heures plus tard, nous sommes arrivés à son campement. Ils nous a donné du pain, nous avons bien mangé, il m’a pris dans sa tente. Il a placé Haïg dans la tente voisine. Le lendemain, au matin, j’ai vu tout à coup que les gens qui avaient hébergé Haïg étaient partis. Je les ai cherchés partout, mais rien. Quant à moi, j’ai pris des forces de jours en jours. L’homme m’a dit : ” Toi, tu vas être berger“. J’ai commencé mon travail. Avec le temps l’homme m’a pris en affection. Mais moi je ne pouvais pas rester, je voulais m’enfuir auprès de ma mère. Mais pas de route (...)

Un jour j’ai appris que quelques Arabes s’en allaient à Racca. J’ai réfléchi. Je suis sorti en cachette (...) Je les ai accompagnés. Huit heures plus tard nous avons vu Racca. Je n’étais plus en état de marcher, mais j’étais content, car j’allais voir ma mère (...) C’était sept heures du soir. J’ai commencé à chercher ma mère. Je l’ai enfin trouvée. J’étais passé plusieurs fois devant elle et je ne l’avais pas reconnue. Quand la nuit tomba, elle a voulu me faire à manger. Elle avait fait cuire des herbes. Elle en a donné. ”Moi, je ne mange pas d’herbes“ ai-je dit. Je me suis couché sans manger. Tôt le matin, je suis sorti de la tente et je suis parti(...) car je me rendais compte que si je restais, j’allais mourir de faim. J’ai refait seul tout le chemin du retour. Le soir je suis arrivé au lieu du campement. Il m’a demandé où j’étais parti. J’ai commencé par ne pas répondre. Sur ça il m’a apporté mon repas, j’ai mangé à ma faim. Il m’a apporté aussi une tasse de thé. J’ai bu, mon esprit m’est revenu. Alors j’ai dit ce que j’avais fait, que j’étais allé voir ma mère. Cet homme m’a dit : ” Mon enfant, moi je veux te garder comme mon fils. Je n’ai pas d’enfant, tu es mon fils.“

J’ai recommencé à travailler, à amener les moutons paître. J’ai appris aussi l’arabe, si bien qu’on a commencé à penser que j’étais un Arabe, que je dissimulais. Deux, trois mois ont passé. Un jour j’ai rencontré un Arménien qui mendiait. Vite je l’ai appelé. Je l’ai fait rentrer. Je lui ai donné du pain et du yaourt liquide. Je lui ai demandé d’où il était originaire. Il a répondu qu’il était de Boursa. ”Je suis aussi de Boursa. Je suis le fils d’Abraham Agha l’épicier “ ai-je dit, et aussitôt : ” Mon nom est Vahram“. Il m’a dit : ” Ta mère te cherche “

Et moi : ”La prochaine fois que tu viendras ici, amène ma mère avec toi. Dis lui de ne pas s’inquiéter pour moi“. Je lui ai remis de quoi manger et j’ai ajouté : ” Maintenant ne mendie plus, tout de suite va voir ma mère.“ (...)

Un mois est passé et un jour je vois venir ma mère. Je chasse les chiens qui d’habitude se précipitaient sur les étrangers. Je conduis ma mère à la tente, je lui donne à manger. Mon Arabe me demande : ” Qui est-ce ? “ ” C’est ma mère “ ai-je répondu, “désormais je ne la laisserai plus seule, il n’y a plus d’autre solution “. Il a dit qu’elle pouvait aller travailler dans les autres tentes et venir dormir dans notre tente. Comme ma mère savait faire de la couture, elle a commencé à travailler et gagner sa part à manger. C’est ainsi qu’elle a commencé à se remettre lentement, à prendre force. Elle ne voulait pas que j’aille travailler chez les autres et voulait me garder auprès d’elle. Enfin, elle m’a pris près d’elle. Nous travaillions ensemble. L’Arabe nous a dit : ” Je vous cède la moitié de ma tente. Restez ici.“ Il avait pitié de nous. Nous sommes restés exactement deux ans.

Un ou deux mois après son arrivée, ma mère est tombée malade. C’était la maladie des ” frissons “. De jour en jour elle maigrissait ; Je ne savais que faire. il n’y avait pas de médicaments. Elle dissimulait et ne mangeait pas. les Arabes qui attrapaient cette maladie mouraient au bout de dix, quinze jours. J’ai décidé alors d’aller à Racca, mais sans rien dire à personne.  À midi je suis arrivé à Racca et là j’ai constaté qu’il y avait beaucoup de soldats. J’ai demandé à l’un d’eux : ” Avez-vous un docteur ? “ (...) Je voulais lui demander un médicament. Le soldat m’a répondu : ” J’en ai“. Il m’a tendu une boite de cachets et a exigé cinq piastres (...) À minuit, je suis arrivé au campement. J’ai dormi. Le matin tout le monde me demandait où j’avais disparu sans faire de bruit. Je n’ai rien dit. J’ai donné des cachets à ma mère, mais à jeun. Ce jour-là ses frissons ont diminué. À midi elle a pris un autre cachet, et puis le soir. Le lendemain elle ne tremblait plus (...) Ma mère se remit avec quatre cachets. Elle a recommencé à manger du pain. Sa santé s’améliorait de jour en jour. Un peu après, la maladie est tombée sur moi tout à coup. Le typhus. Immédiatement ma langue est devenue toute noire (... ) Dieu m’a sauvé, car en ces temps-là ceux qui étaient atteints de cette maladie mouraient au bout de quatre jours (... ) Finalement j’ai mis trois, quatre mois pour me rétablir, c’est-à-dire j’ai commencé à marcher (... ) À ce moment-là, je me suis aperçu que les frissons de ma mère étaient réapparus. Elle ne disait rien, elle. Aussitôt je suis parti de nouveau à Racca où j’ai dû passer la nuit et le lendemain je suis revenu. J’ai montré les cachets aux Arabes en disant : ” C’est ce médicament qui a sauvé ma mère “. Ils me demandèrent le prix que ça valait (...) Ils étaient très étonnés que je puisse sauver quelqu’un avec cinq piastres.

Les Arabes ne nous laissaient pas : ”Est-ce qu’un homme peut se passer de sa patrie[33] ?“ Finalement on s’est quitté (...) Nous pensions, nous voulions pouvoir vivre. On nous a dit qu’il y avait une aide (...) On nous donnait quatre morceaux de pain de cent dirhem, deux morceaux par tête (...) Le lendemain, je suis allé au marché (...) je m’y promenais pour chercher du travail (...) j’ai commencé à travailler le quatrièmez jour du mois d’avril 1919. J’ai reçu mon premier salaire journalier (...) je suis parti tout content voir ma mère. J’étais heureux, ma mère aussi le fut, car nous n’allions plus avoir faim, nous avions peur de la faim que nous connaissions bien. »    

 

On pourrait longuement méditer sur cette passation du pouvoir nourricier des mains qui, d’emblée, noue douloureusement ensemble des gestes habituellement incompatibles en temps de paix, ceux dictés par la nécessité de nourrir l’enfant mais aussi par l’urgence de s’en dessaisir pour le sauver, soit dictés par l’incapacité à le nourrir mais aussi la capacité à s’en remettre à un tiers, fût-il un étranger d’une fiabilité incertaine. On pourrait également relever la circulation des impératifs et les relais successifs des injonctions dans un tel destin générationnel où, faute de pouvoir se passer de nourriture, l’enfant doit fuir la faim que lui réserve la proximité de sa mère, mais faute de pouvoir se passer de la mère, doit ensuite la rechercher afin de la nourrir, répondre d’elle et la soigner ; Et où finalement, faute de pouvoir se passer de son identité d’appartenance, doit quitter – répétition oblige –, somme toute avec ingratitude, un père adoptif grâce à qui lui et sa mère ne moururent pas de faim. Son ingratitude est le prix à payer pour la certitude qui sous-tend sa question : « Est-ce qu’un homme peut se passer de sa patrie ? » et celle de l’opposition bien soulignée par Hannah Arendt, entre :

 

« Cette confusion désespérée de ces voyageurs semblables à Ulysse mais qui, contrairement à lui ne savent pas qui ils sont, » et «  les réfugiés allant de pays en pays » qui «  représentent l’avant-garde de leurs peuples s’ils conservent leur identité. » (Arendt H, 1997, 73, 75).

 

Il quitte cette communauté qui « ne nous laissaient pas », après  être malgré tout resté deux ans auprès d’un homme qui leur avait dit : «  Je vous cède la moitié de ma tente. Restez ici. Il avait pitié de nous » et qui, l’ayant « pris en affection », avait déclaré: «  Mon enfant, moi je veux te garder comme mon fils. Je n’ai pas d’enfant, tu es mon fils ».

Pouvoir se nourrir pour survivre, survivre pour pouvoir prendre en charge la mère de sa filiation, retourner à son affiliation pour y installer sa vie constitueraient donc la stratégie qu’illustre ce Conte. Les retournements des priorités coutumières dont il fait état sont troublants, ils ponctuent une logique apparemment paradoxale où c’est, à chaque fois, le manque qui relance la possibilité de maintenir la vie, et la rupture des liens celle de les sauvegarder, une logique qui semble opérer un réordonnancement dans la hiérarchie des valeurs humaines. Ce réordonnancement toutefois ne fait que révéler l’ordre fondamental garant des liens affectifs et culturels entre les hommes, car le « déchu » atteste en fait la déchéance de l’ensemble humain et revêt en cela l’éminente dignité des seuls détenteurs de repères au sein d’un chaos désorganisateur.

 

« On peut, écrit Antelme, se reconnaître à se revoir fouinant comme un chien dans les épluchures pourries (...) l’erreur de conscience n’est pas de « déchoir », mais de perdre de vue que la déchéance doit être de tous et pour tous » (Antelme R., 1957, 102)

 

Or ces inversions qu’opère l’imminence de la mort dans la hiérarchie familière des valeurs et des générations ne sont pas sans rapport avec l’esprit d’autonomie qui préside à la créativité artisanale, puisque la norme en vigueur n’est plus ici celle de la morale sociale des bénéficiaires de sécurité mais plutôt la tradition d’une ingéniosité sachant improviser les conduites requises par l’ubiquité du danger mortel. Elles sont, par là, fondatrices d’une culture autre – que partagent, à l’évidence, les divers héritiers des crimes perpétrés sur divers peuples du monde - car les mains des survivants et de leurs descendants, leurs gestes transmetteurs inconscients d’une expérience de pénurie et de terreur, le message d’un sein maternel « habité par un ça à lui-même ignoré » (Laplanche J., 1999, 5)[34] entretiennent un rapport à la nourriture et aux soins apportés à l’enfant que ne connaissent ni les psychologues versés dans les bonnes conduites maternelles, ni les puéricultrices dispensatrices d’alimentations saines et équilibrées !

 

 

IV. Le manu-script d’une mémoire à transmettre

 

Ma dernière partie sera anecdotique et énumérera les conditions politiques, éditoriales et psychiques qui rendirent possible que paraisse au grand jour[35] un tel « manu-script » déréalisant bien que « paternel » et que, par cette inscription, se transmette son témoignage dans le champ culturel de ses héritiers.

Remarquons au préalable que le cheminement de ce texte-relique qui, aboutissant à son inscription, me dispense enfin d’en assumer seule la responsabilité, effectue du même coup une certaine « localisation » de ce qui s’entendait dans le générique de cette histoire de vie. Si la sépulture de ce grand-père demeurait pour moi non localisable, en revanche son inhumation de justesse lui offrait un bord, une enveloppe que venait redoubler et soutenir le procès verbal de son fils chroniqueur, dont l’existence ne me fut d’ailleurs mentionnée, après la mort de ce dernier en 1970, qu’ « en passant ». Dans ce détail symptomatique on retrouve du reste, encore une fois à l’œuvre, la répétition de l’évitement d’une réalité qui eut pourtant lieu dans le monde, à l’orée du vingtième siècle et en présage d’autres réalités inabordables qui lui succédèrent.

Sont-ce ces deux premières enveloppes qui appelèrent en moi celles qui les redupliquèrent par le revêtement d’une traduction dans « ma » langue, c’est-à-dire celle que j’appris à l’école, par sa publication dans une Revue, puis par son insertion dans un recueil[36] devenu linceul de ce corps hétérogène en souffrance, institué ainsi noyau et référence de son environnement textuel comprenant quelques articles sur la transmission traumatique ? Ce périple dénombrant au total six enveloppes, s’achèverait alors - peut-on enfin l’espérer ? - par le présent commentaire qui prend le risque d’être une profanation.

Les circonstances de la première publication en février 82, aux Temps Modernes, du Journal  « Tout ce que j’ai enduré des années 1915 à 1919 » éclairent certains rapports existant entre le

 

Première page du « manu-script »

 

 

 

 

terrorisme, la traduction et le déni. Ce fut notamment la violence d’un acte terroriste arménien dans l’espace politique parisien - la prise d’otages au consulat de Turquie en septembre 1981 - qui, amorçant ce qu’on a appelé le  « terrorisme publicitaire », rompit pour la première fois un silence de près d’un demi-siècle[37] sur le génocide arménien de 1915. Or, sans l’effraction spectaculaire du silence de l’opinion publique sur ce premier génocide du vingtième siècle, c’est-à-dire sans l’irruption de cette question dans le champ des actualités du monde, je n’aurais sans doute pas rencontré un accueil éditorial pour la publication, sous le titre de « Terrorisme d’un génocide », de ce Journal dont je pus, seulement alors, livrer la traduction que j’avais préalablement fait établir. Il est clair que, sans le paravent protecteur de cet acte dans la vie publique du pays qui avait « accueilli » mon père rescapé, il m’aurait été impossible d’affronter la honte de devoir assumer cette démarche.

D’autre part il ne faudrait pas passer sous silence l’ambiguïté stratégique d’une double affiliation qui noue chez un passeur, devenu en quelque sorte un traducteur terroriste, « l’accueilli » et « l’accueillant » : son travail l’amène en effet à emprunter, pour son énonciation, la langue de la culture d’accueil et les privilèges d’institutions « républicaines » qui ne furent pas sans avoir été impliquées délibérément ou par impuissance dans ce que relate son énoncé même, une destruction dont, en un retour subversif, il dénonce l’effacement et dévoile l’existence.

Par ses effets d’après coup, cette publication inaugura sans doute  mon investissement de cette configuration particulière d’écriture différée d’une génération, où le survivant d’une catastrophe collective, interdit d’avenir, ne peut toutefois advenir, s’écrire et témoigner de l’avortement de son destin singulier que sous le couvert et par le truchement d’une écriture transférée à son descendant[38]. Si ceux qui finissent par survivre à de tels traumas dépouillant les êtres de toute identité singulière en sont réduits à se protéger plus ou moins dans ce contenant que leur offre le silence de leurs morts, leurs descendants par contre se voient nécessairement contraints au destin de devoir être leur porte-parole.

Un tel type d’écriture par délégation où il s’agit d’offir aux sujets en défaut d’eux-mêmes, de quoi abriter leurs terreurs à refouler constitue à l’évidence une transgression. J’avais en effet pris seule et dans une épouvantable angoisse, la décision d’une double transgression en publiant ce Journal du père. Pour une fille, élevée de surcroît sous le poids des traditions orientales, cet acte représentait une transgression du respect filial dû aux corps des ancêtres assassinés dans le silence du monde, mais une transgression aussi vis à vis de l’ordre public du pays d’accueil, puisqu’il affichait une entière approbation à un acte terroriste qui, me semblait-il, aurait secrètement réjoui le père s’il avait été encore en vie. L’inversion, que j’opérais dans le titre à donner à ce texte : « Terrorisme d’un génocide », reliait la violence de mon acte à celle qui l’avait induite et j’écrivais:

« Le Journal que mon père rédigea probablement peu après son arrivée en France en 1921, relate des événements qu’il a vécus de sa quatorzième à sa vingtième année. De son vivant je connaissais l’existence de ce document sans avoir jamais voulu le voir. Il était irrecevable, je n’osais l’approcher, comme si cette bombe avait pu exploser entre mes mains. C’est seulement huit ans après sa mort, en 1978, que je me sentis en mesure de l’affronter et le fis traduire (...) Je retrouve dans ces pages une partie des récits qui ont peuplé mon enfance et celle de tous les Arméniens de mon âge (...) Pour la mémoire de ce grand-père enseveli je ne sais où, celle de tous les Arméniens dont ce compte rendu suggère, avec une sobriété troublante, le calvaire et la fin, pour honorer l’esprit de lutte et de résistance que l’adolescent de Boursa a dû puiser en lui afin de maintenir, dans les pires moments, la vie et son sens, j’ai cru être de mon devoir de rendre public son journal ”intime“. Mon père, qui par ailleurs ne témoigna jamais de sympathie particulière pour la littérature, lui reprochant son impuissance, voire son ambiguïté devant les impostures des puissants, a sans doute voulu, ici, par l’acte d’écrire, juguler, tenir à distance, exorciser la terreur ”endurée“. En fixant sur le papier l’incandescence de la mémoire, il essaya de temporiser le temps d’une génération (...) Je n’ai pu affronter la honte de devoir assumer cette publication (...) qu’après l’effraction violente, par le premier acte ”terroriste“ (...) spectaculaire, du silence de l’opinion publique sur le génocide des Arméniens (...) Sans la détermination désespérée que des Arméniens vivants osaient scandaleusement proclamer, j’aurais ressenti ma démarche comme une profanation des morts. Qu’en est-il d’une parole qui ne peut s’inaugurer que d’une violence? Si un champ symbolique ne s’ouvre que par un ”terrorisme“(...)» [39].

     Peu à peu je pris alors conscience de ce qui, sans doute, déterminait mes propres tentatives d’écriture: comme ce Journal traumatique et néanmoins fondateur constituait un corpus intouchable exposant le corps traqué d’un père-adolescent, il me fallait nécessairement en déplacer et médiatiser la lecture. Il s’instituait, à mon insu, en paradigme d’une réception d’autres figures parentales non advenues à leur propre parole ou minées par la destruction de leur langue. L’arrière-fond historique de mon cas personnel n’étant bien sûr à prendre qu’à titre d’exemple pour les situations semblables relevant d’autres histoires catastrophiques, le témoignage de différents descendants-scripteurs induisait en moi la même injonction à mettre en mots leur réception douloureuse, afin d’abolir l’acuité d’une lecture trop à vif, afin de réduire par la répétition l’emprise du texte primordial interdit, lui, de tout commentaire, mais que pourtant je me suis permise, ici, de commenter pour la première fois afin sans doute de pouvoir, enfin, m’en séparer, l’oublier.           

 

 

 

Annexe

Étude lexicale des deux citations de Walter Benjamin

 

 

 

 

 

-- « (Dans sa dimension sensible, la narration n’est nullement l’œuvre de la seule voix. Dans la (...) narration est aussi à l’œuvre la main qui, de ses gestes rodés par l’expérience du travail, soutient (...) ce qui se fait entendre.) L’ancienne coordination de l’âme, de l’œil et de la main est celle de l’artisanat (...) On peut (...) se demander si la relation qui lie le narrateur à son matériau - la vie humaine - n’est pas (...) artisanale, si la tâche du narrateur ne consiste pas (...) à travailler de manière solide, utile et unique la matière première des expériences (...) Les proverbes (...) sont les ruines qui se trouvent à l’emplacement d’anciennes histoires (...)  Le narrateur (...) doit être mis au nombre des maîtres et des sages (...) Car il lui est donné de remonter le cours de toute une vie (...) Le don qu’il a est de pouvoir narrer sa vie, sa dignité est de pouvoir narrer toute sa vie. » (Benjamin W., 2000, 141)

 

-- « (Das Erzählen ist ja, seiner sinnlichen Seite nach, keineswegs ein Werk der Stimme allein. In das (...) Erzählen wirkt viel mehr die Hand hinein, die mit ihren, in der Arbeit erfahrenen Gebärden, das was laut wird (...) stützt) Jene alte Koordination von Seele, Auge und Hand (,..) ist die handwerkliche (...) Ja, man kann (...) sich fragen, ob die Beziehung, die der Erzähler zu seinem Stoff hat, dem Menschenleben, nicht selbst eine handwerkliche Beziehung ist? Ob seine Aufgabe nicht eben darin besteht, den Rohstoff der Erfahrungen (...) auf eine solide, nützliche und einmalige Art zu bearbeiten?(...) Sprichwörter(...) sind Trümmer, die am Platz von alten Geschichten stehen (...) So betrachtet geht der Erzähler unter die Lehrer und Weisen ein... Denn es ist ihm gegeben, auf ein ganzes Leben zurückzugreifen (...) Seine Begabung ist: sein Leben, seine Würde: sein ganzes Leben erzählen zu können ». (Benjamin W., 1989, 464 ) 

 

die Hand                 =  la main

das Handwerk             =  l’artisanat, m. à m. ouvrage de la main

der Handwerker           = l’artisan, m. à m. celui qui œuvre de ses mains

    handwerklich         = artisanal

        wirkt hinein     = intervient, m. à m.: est à l’œuvre dans

 in der Arbeit erfahren  = ayant acquis de l’expérience dans le travail

             Erfahrungen = expériences

      bearbeiten         = travailler (un matériau), élaborer

                   Stoff = matériau

                Rohstoff = matière première

           zurückgreifen = remonter le cours, m. à m.: saisir en arrière 

                Trümmer  = ruines

 

-- « Le conte enseignait jadis à l’humanité, il enseigne aujourd’hui encore aux enfants que le plus opportun, pour qui veut faire face aux puissances de l’univers mythique, est de combiner la ruse et l’effronterie. (Le courage dans le conte, s’inscrit dialectiquement entre les pôles du courage souterrain [c.à d. la ruse] et de l’effronterie) ».(Benjamin, 2000, p. 150)

-- « Das Ratsamste, so hat das Märchen vor Zeiten die Menschheit gelehrt, und so lehrt es noch heute die Kinder, ist, den Gewalten der mythischen Welt mit List und mit Übermut zu begegnen (so polarisiert das Märchen den Mut, nämlich dialektisch: in Untermut [d. i. List] und in Übermut) ». (Benjamin, 1989, 458)

 

       Mut = courage

Untermut = (néologisme)

mot à mot: courage souterrain, ruse

Übermut  = effronterie, mot à mot: courage excesssif

 

 

 

 

 

 

 

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   Complexe.

Ternon Y. - 1996, Les Arméniens, histoire d’un génocide, Points  

   Histoire, Paris, Seuil.

Revue d’histoire de la Shoah - 2003, n°177-178, Ailleurs, hier, 

   autrement : connaissance et reconnaissance du génocide des

   Arméniens (dossier coordonné par G. Bensoussan, C. Mouradian, Y. 

   Ternon).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Résumé

Comparant Le narrateur à un artisan qui travaille son matériau, la vie humaine, Walter Benjamin met en lien, dans son essai éponyme, l’âme et la main: « L’ancienne coordination de l’âme, de l’œil et de la main (Hand)... est la coordination artisanale (handwerklich)... On peut... se demander si la relation qui lie le narrateur à son matériau - la vie humaine - n’est pas même une relation artisanale (handwerklich), si la tâche du narrateur ne consiste pas précisémént à travailler de manière solide... la matière première des expériences... Les proverbes, pourrait-on dire, sont les ruines  qui se trouvent à l’emplacement d’anciennes histoires... » [40]. On pourrait également considérer les sortes de reliques œuvrées par les mains des survivants comme des ruines à l’emplacement d’histoires impossibles à proférer.

Je partirai de deux séquences du récent film Ararat d’Atom Egoyan qui mettent en lumière, s’agissant des souvenirs et de la créativité, le rôle capital des mains maternelles dans la transmission d’un héritage englouti: Prenant comme exemple un élément autobiographique - notamment le rôle salvateur dans l’histoire de mon ascendance d’un produit « artisanal » - j’essayerai de dégager en quoi ce sont les gestes silencieux et les mains « à l’ouvrage » des survivants, qui  témoignent à leur enfant de ce qu’ils ne pourront jamais lui dire. Aussi la fidélité du descendant à cette mémoire gestuelle, constituée, telle une pellicule cinématographique sans parole, d’un « négatif » encore non « développé », soutient-elle les traces d’empreintes industrieuses en attente de réinsertion dans le champ du discours et dans l’histoire du monde.

    

 


 

[1] Ce film d’Atom Egoyan, paru en septembre 2002, tente d’évoquer les avatars de la transmission du génocide arménien de 1915 chez les jeunes générations d’Arméniens dispersées de par le monde. Celles-ci sont incarnées par le jeune homme Raffi dont la mère, historienne d’art, travaille sur l’œuvre et la vie du peintre Arshile Gorky. Au cours du film elle commente le célèbre tableau où le peintre a reproduit la scène de la photographie qui le représente, jeune garçon, debout près de sa mère aux mains « inachevées ». Cf. Masson (2002) et Rollet (2004).

[2] À la question : « Avez-vous toujours pensé terminer le film par le plan de la mère qui coud le bouton » Atom Egoyan répond dans un entretien avec Michel Ciment : « J’aime cette image parce qu’elle renvoie à une idée que l’on retrouve dans le monde de la culture hébraïque : pour guérir le monde, vous commencez par un geste simple. Le bouton manquant conduit la main à ce geste remarquable que l’on voit dans le tableau » (Ciment,  2002, p. 12) Ayant rédigé mon texte bien avant d’avoir eu connaissance de ces paroles du cinéaste, je n’ai pu m’empêcher de constater comment les mêmes empreintes mémorielles peuvent parfois habiter les héritiers d’une même Histoire (Atom Egoyan est le petit fils d’une grand mère, survivante orpheline du génocide arménien).

[3] Homère, L’Odyssée, Chant II : 57/137, voir également note 7.

[4] Héroïne du recueil de contes arabes, Les Mille et une nuits, qui, captivant par ses récits le roi perse, Shahriyar, finit par le détourner de son projet meurtrier.

[5] L’étude lexicale détaillée des deux citations de Benjamin se trouvent en annexe à la fin de cet article. Pour les fins de l’argumentation j’ai traduit le texte de Benjamin de façon plus littérale, les radicaux ou les mots à remarquer étant, dans l’ensemble de cet article, mis en gras par moi.

[6] Cf. chez Freud, bearbeiten, verarbeiten,  correspondent au français « élaborer », durcharbeiten à « perlaborer », umarbeiten à « remanier », Stoff dans Märchenstoffe à matériaux des contes, zurückgreifen à « remonter » (par ex. « remonter au temps de l’enfance »). J’ai tenté (cf. Altounian J . 2003) une approche de la langue de Freud ainsi que celle des questions que pose l’impossible fidélité d’une traduction aux signifiants marquants de l’original.

[7] Il faut ici se reporter aux développements de Jean Laplanche montrant comment, de par sa  racine grecque, « analyser » signifie « défaire, détisser » :

« le verbe grec (...) c’est très exactement l’allemand lösen, « délier », « résoudre » (...) À partir de quoi, la langue allemande développe une série de dérivés : lösen, auflösen, ablösen, erlösen. (...) Analuein en tout cas , c’est très exactement auf/lösen, dissoudre, ana/lyser : il s’agit d’une résolution qui s’opère « en remontant » (auf ana), c’est à dire en se rapprochant de l’élémentaire ou de l’originaire. La psycho-analyse aurait pu être nommée par Freud, s’il n’avait pas voulu choisir un terme grec, Seelen-Auflösung : dénouement, dissolution ou résolution des âmes. »

Je dois par ailleurs rapporter que, consultant ce passage que j’avais remarqué et souligné depuis fort longtemps (l’exposé de J. L. ayant été prononcé en juin 1990), j’ai constaté avec un sentiment d’ « inquiétante familiarité » que l’auteur étayait son commentaire linguistique sur le texte homérique précédemment cité – ce que j’avais complètement « oublié » lorsque je m’y référais moi-même ; bel exemple « d’après-coup » (concept étudié d’ailleurs dans l’article en question) !

 Mon intérêt de germaniste coïncida subitement avec la visée du présent travail sur le « témoignage des mains » quand, lors de cette relecture, je « découvris » la traduction que Jean Laplanche  donnait de ce même passage:  « Vous avez reconnu Pénélope. Vous connaissez sa ruse, celle de la fameuse toile. Laissons-nous, à notre tour, porter par la ruse de quelques mots : « [citation des vers grecs Od., II, 104-105, 109] De jour elle tissait un grand tissu/ Et de nuit, elle l’analysait (...)/ et nous la trouvâmes en train d’analyser son resplendissant tissu ». Par ailleurs, ce rappel étymologique  s’insérant dans une étude des rapports entre temporalité et précisément travail de deuil, j’y « découvrais » aussi la remarque:

« On ne peut que s’émerveiller de voir Freud, qui nulle part ne fait allusion à Pénélope, s’approcher de la même image pour le travail du deuil (...) D’autant plus frappante est l’autre intuition de Freud, l’amenant à rapporter à la femme l’invention du tissage (...) À partir de quoi s’ouvre de nombreuses pistes : (...) – Un questionnement sur le rapport privilégié de la femme, tout à la fois avec le tissage-détissage, le deuil et la mélancolie » (Laplanche J. 1990, 376-378).

[8] OCF/P, IV, pp. 567/568.

Die Traumdeutung, G.W., II/III pp. 519/520: « Wenn mir der Bericht eines Traums zuerst schwer verständlich erscheint, so bitte ich den Erzähler, ihn zu wiederholen. Das geschieht dann selten mit den nämlichen Worten. Die Stellen aber, an denen er den Ausdruck verändert hat, die sind mir als die schwachen Stellen kenntlich gemacht worden, die dienen mir wie Hagen das gestickte Zeichen an Siegfieds Gewand. Dort kann die Traumdeutung ansetzen. Der Erzähler...schützt also rasch, unter dem Drange des Widerstands, die schwachen Stellen der Traumverkleidung, indem er einen verräterischen Ausdruck durch einen ferner abliegenden ersetzt... Aus der Mühe, mit der die Traumlösung verteidigt wird, darf ich auch die Sorgfalt schließen, die dem Traum sein Gewand gewebt hat. »

[9] OCF/P, IV, p. 282.

- Die Traumdeutung, G.W., II/III p. 249 : « Der Kaiser geht mit diesem unsichtbaren Gewand bekleidet aus », « zwei Betrüger, die für [ihn]... weben... Der Betrüger ist der Traum, der Kaiser der Träumer selbst. »

[10] On peut en voir la reproduction de la première page p. 35    .

[11] Ayant fourni un témoignage au recueil d’enquêtes réalisé par Nadine Vasseur (2000), ouvrage que j’ai lu avec émotion et plaisir pour les souvenirs d’enfance auxquels il me renvoyait, je citerai ce bref extrait du témoignage de René Frydman (p. 386) car il restitue, dans son énoncé même (les soulignements sont de moi), l’argumentaire du présent exposé: « Entre mes parents et moi, il y a eu certes un processus d’ascension sociale, mais c’est sur les mêmes mécanismes que nos vies reposent: sur le travail, et cette conviction que les choses ne sont pas données. Il faut les conquérir à la force du poignet. Quand on met la main à la pâte, on peut s’en sortir...

- Et la spécialisation en obstétrique, les questions de procréation, c’est aussi lié à tout ça?

- Au Sentier? Non, je ne le pense pas. Mais à l’histoire juive, très certainement. Car toute vie gagnée est un peu une victoire contre la mort... »

[12] Voir, par ex., comment le titre même du recueil : « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », emprunté à Corneille (Nicomède, vers 1713), offre pour ainsi dire une pierre tombale décente recouvrant le réel du sous-titre: « Un génocide aux déserts de l’inconscient ». Recourir pour cet intitulé à la poésie d’un grand classique de la littérature française relevait d’une stratégie, au départ, inconsciente. Ma préoccupation avait été simplement de revêtir un désastre interne du plaisir salvateur à la littérature que m’avait fait connaître l’école, ou encore de placer la tragédie d’un père sous la protection d’un Père adoptif civilisateur et garant.

[13] Titre de l’avant-propos de Altounian J. (1990).

[14] Titre d’un poème didactique d’Hésiode (VIII-VII° siècle).

[15] Ces quatre paragraphes reprennent avec très peu de modifications des extraits de Altounian J. (1990, 1, 5-7) et Altounian J. (2000, 10-11).

[16] Sur ce sujet voir également : René Kaës (1996).

[17] L’auteur joue ici avec les mots Mut (courage), Untermut (néologisme, mot à mot: courage souterrain, ruse ), Übermut (effronterie, mot à mot courage en excès).

[18] Ce Journal « Tout ce que j’ai enduré des années 1915 à 1919 » de Vahram Altounian a été publié dans son intégralité, sous le titre de « Terrorisme d’un génocide », en fév. 1982 aux Temps Modernes, repris dans Altounian J. (1990, 85 à 115) et commenté par moi - 23 ans après sa première publication !- dans Altounian J. (2005) . Le manuscrit a été traduit, annoté et postfacé par Krikor Beledian, écrivain de langue arménienne, maître de Conférences à l’INALCO, dont il faut lire les notes et la postface éclairantes pour situer ces pages insoutenables dans leur contexte historique, géographique et s’informer sur les particularités de sa langue parmi d’autres témoignages « sauvages » écrits à la même époque.

[19] Le père de l’auteur possédait des champs de roses dont on extrait cette huile utilisée comme produit dermatologique ou cosmétique. Haïg est son fils cadet, frère du narrateur.

[20] Voici l’ensemble du passage repris plus haut de «  La créativité et ses origines »: « Aucun sentiment du soi ne peut s’édifier sans s’appuyer sur le sentiment d’ÊTRE, écrit Winnicott,(...) Ce qui est en jeu ici, c’est une continuité réelle de générations, à savoir ce qui chez le nouveau-né (...) est transmis d’une génération à l’autre par l’intermédiaire de l’élémént féminin chez l’homme et chez la femme, (...) L’élément féminin (...) est (...) Ce n’est pas la frustration qui est [ici] en cause, mais la mutilation (...) Ou bien la mère a un sein qui est, ce qui permet au bébé d’être, lui aussi, ou bien la mère est incapable d’apporter cette contribution, auquel cas le bébé doit se développer sans la capacité d’être (...) l’identité initiale (...) réclamant un sein qui est et non un sein qui fait ».

[21] au sens défini par Winnicott D.W. par ex. dans (1969, 192).

[22] Cf. Ces aspects ont été plus amplement étudiés dans Altounian J. (1990 et 2000).

[23] « L’événement traumatique est un non-événement, un quelque chose qui ne se produit pas ». Ce «  premier temps du traumatisme (...) c’est le noyau froid du traumatisme non assimilé par le moi »

[24] Cf., entre autres, Freud (1917, 19).

[25] Voir le commentaire éclairant de Jacques André (1999) au sujet de l’inscription psychique d’un « blanc » dont la transmission traumatique est le thème central de cette partie IV.

[26] Sylvie Umubyeyi, 34 ans, in Jean Hatzfeld (2000, 226-227).

[27] J’ai été très sensible à la caractérisation de ce dispositf d’écriture par Rachel Rosenblum (2000, 123,131) qui, à propos de Sarah Kofman, écrit : « Une stratégie de mise en abîme [lui] permet de s’exprimer par ”hétérobiographie“, d’écrire (...) ”dans le corps textuel de l’autre“. Elle réussit ainsi (...) à se décrire indirectement, à désigner une série d’”ambassadeurs“ d’elle-même, à éviter les périls de la “subjectivation“ (...) Le frayage vers le dire-vrai passe par le rapport étroit (de commentaire, de citation, de traduction) avec certains textes tuteurs, certains textes guides ».                 

[28] Cf. Bion W. R. (1982).

[29] Cf. S. Ferenczi (1985/ 30 Juil. 1932) : « Une partie de notre personne peut “mourir” et si la partie restante survit quand même au trauma, elle s’éveille avec un trou dans la mémoire, à vrai dire avec un trou dans la personnalité. »

[30] Cf. note 21.

[31] Innocent Rwiliza in Jean Hatzfeld (2000, 107-117). 

[32] Premier livre des Rois II/I Salomon le sage 26, 27 : « Alors la femme dont le fils était vivant s’adressa au roi, car sa pitié s’était enflammée pour son fils, et elle dit : ”S’il te plaît Monseigneur ! Qu’on lui donne l’enfant, qu’on ne le tue pas ! (...) “Alors le roi prit la parole et dit : ”Donnez l’enfant à la première, ne le tuez pas. C’est elle la mère“ »

[33] Note du traducteur : «  Le mot ”watan“ d’origine arabe se réfère ici non pas tant à L’Arménie, que l’auteur n’a jamais connue, qu’à une certaine identité. C’est la crainte de la perte de cette identité, que représente la vie parmi les Arabes nomades qui incite l’adolescent et sa mère à partir » (Altounian, 1990, p. 104)

[34] Cf. Laplanche J. ( 1999, 206) : «  Le petit d’homme doit sans cesse mettre en œuvre face aux messages qui lui arrivent de l’autre adulte une traduction (...) qui doit traiter en premier des adresses non verbales (des gestes, par exemples) (...) Parmi ces différents « langages », je mets l’accent principal sur le langage gestuel dans les soins maternels ou parentaux ».

[35] Voir également Altounian J. 2002b.

[36] Cf. note 18.

[37] Allant du traité de Lausanne (1923) qui entérine la disparition des sanctions à l’encontre des perpétrateurs du génocide arménien de 1915 et celle de l’Arménie - pourtant reconnue et délimitée trois ans auparavant par le traité de Sèvres (1920) - jusqu’à environ 1975, année de la commémoration du soixantième anniversaire du génocide et de la parution de l’ouvrage de Jean-Marie Carzou, Arménie 1915. Un génocide exemplaire, Flammarion, 1975.

Ce génocide perpétré par le gouvernement Jeunes Turcs demeure toujours non reconnu par la Turquie qui bénéficie néanmoins, dans le concert des Nations, soucieuses du maintien de leurs influences dans le Proche-Orient, du crédit accordé aux États dits « démocratiques » et donc de la caution apportée implicitement à ce déni.

On put voir une illustration de l’emprise de ce déni sur les différentes orientations politiques de la France dans l’empressement de tel ou tel parti politique pour soutenir ou contrecarrer le projet de loi du Parlement du 29 mai 1998: « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 » jusqu’à son adoption définitive (après 2 ans et demi!), le 18 janvier 2001. Le sénat français sembla en effet rencontrer des obstacles insurmontables à mettre à son ordre du jour ce projet de loi qui, après plus de 80 ans et au grand dam des « affaires étrangères », donnait aux Arméniens l’occasion d’entendre leur pays d’accueil prendre officiellement position quant aux circonstances qui les y avaient amenés. S’il fallait en arriver à une loi pour proclamer une vérité qui les constituait, c’était bien le mensonge qui avait été jusqu’à présent la norme. Pourtant on ne put que se réjouir des effets inattendus, tragi-comiques, de cette miraculeuse déclaration: Ce vote avait, par les réactions violentes qu’il soulevait en Turquie, le double mérite d’authentifier l’auteur, pourtant non désigné, de ce génocide et de créer ainsi un embarras diplomatique révélant les bases négatrices de la Realpolitik occidentale (Cf. La Survivance, op. cit., pp. 2-3 ). Il est superflu d’ajouter que les mêmes péripéties agitent le Parlement européen qui, ayant reconnu ce génocide depuis janv. 1987 et posé comme condition d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, la reconnaissance de ce génocide, votait, en oct. 2001, un rapport ne contenant pas et donc effaçant cette clause, pour en fév. 2002, la rétablir à nouveau. Le dernier sommet de Copenhague de déc. 2002 n’en faisait plus aucune mention.

Cf. dans la bibliographie quelques ouvrages, parmi les plus récents, sur le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman.

[38] Voir dans Altounian J. (1990 et 2000, seconde partie) au-delà des témoignages d’Arméniens, Michael Arlen (Embarquement pour l’Ararat), Martin Melkonian (Le Miniaturiste), du poète Nigoghos Sarafian (Le Bois de Vincennes), celui d’Andromaque évoquant le destin de son fils chez Racine, d’Annie Ernaux (La Place, Une femme, La honte), d’Eva Thomas (Le Viol du silence), de Jean  Améry (Par-delà le crime et le châtiment), d’Albert Camus (Le Premier homme), de Pierre Pachet (Autobiographie de mon père), de Peter Handke (Le malheur indifférent).

[39] Introduction à « Terrorisme d’un génocide », in Altounian 1990, 81, 83.

[40] W. Benjamin, Le Conteur, in Œuvres III, trad. M. de Gandillac, P. Rusch, R. Rochlitz, Gallimard folio, 2000, p. 141.

 

 

 

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