Last updated: 15, Jan., 2013 

     THALASSA. Portolano of Psychoanalysis

 

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CHRONOLOGIE DE LA PSYCHANALYSE

TEXTS ON LINE:

L'autisme: vers une nécessaire révolution culturelle de B. Chamak & D. Cohen

Transmission du féminin dans la famille de Anne Loncan

Contemporary Controversial Discussions by Helmut Thomä

Face au négationnisme de Janine Altounian

"Return to Dresden" by Maria Ritter

 

"Trauma and Resilience" by Sverre Varvin

 

"The lost object-the object regained" by Gerhard Schneider

 

"Split loyalties of third generation children of Nazi's" by H.C. Halberstadt- Freud

 

"Psychoanalytic Thoughts on Israel and the Siege of Gaza" by J. Deutsch

 

"Remembering, repeating and not working through: on the interactability of the palestinian israeli conflict" by H.-J. Wirth

 

"J'ai la honte" de Abram Coen 

 

"Remémoration, traumatisme et mémoire collective - Le combat pour la emémoration en psychanalyse"  de W. Bohleber

 

 

"De quoi témoignent les mains des survivants? De l'anéantissement des vivants, de l'affirmation de la vie" de Janine Altounian

"Les cachés de la folie" de J.-P. Verot  

   

 

 

 

 

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Balkans        *Serbia (History of Psychoanalysis in)
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Turkey, Armenia and Caucasian Rep.
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Tatiana Rosenthal and Russian Psychoanalysis

 History of Russian Psychoanalysis by Larissa Sazanovitch
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Questo testo è tratto dal discorso pronunciato da J.-P. Vernant (morto il 9.01.2007) nel 1999, in occasione del 50° anniversario del Consiglio d'Europa, e che è inscritto sul ponte che collega Strasburgo a Kehl:

<<Passare un ponte, traversare un fiume, varcare una frontiera, è lasciare lo spazio intimo e familiare ove si è a casa propria per penetrare in un orizzonte differente, uno spazio estraneo, incognito, ove si rischia - confrontati a ciò che è altro - di scoprirsi senza

 "luogo proprio", senza identità. Polarità dunque dello spazio umano, fatto di un dentro e di un fuori. Questo "dentro" rassicurante, turrito, stabile, e questo "fuori" inquietante, aperto, mobile, i Greci antichi hanno espresso sotto la forma di una coppia di divinità unite e opposte: Hestia e Hermes. Hestia è la dea del focolare, nel cuore della casa. Tanto Hestia è sedentaria, vigilante sugli esseri umani e le ricchezze che protegge, altrettanto Hermes è nomade, vagabondo: passa incessantemente da un luogo all'altro, incurante delle frontiere, delle chiusure, delle barriere. Maestro degli scambi, dei contatti, è il dio delle strade ove guida il viaggiatore, quanto Hestia mette al riparo tesori nei segreti penetrali delle case.  Divinità che si oppongono, certo, e che pure sono indissociabili. E' infatti all'altare della dea, nel cuore delle dimore private e degli edifici pubblici che sono, secondo il rito, accolti, nutriti, ospitati gli stranieri venuti di lontano. Perché ci sia veramente un "dentro", bisogna che possa aprirsi su un "fuori", per accoglierlo in sé. Così ogni individuo umano deve assumere la parte di Hestia e la parte di Hermes. Tra le rive del Medesimo e dell'Altro, l'uomo è un ponte>>.

 


 


 
 
 
 
 
                      

 

 

 
 
 
 

 (in French)

 

 Un héritage traumatique ne se met à parler que déplacé dans le temps et l’espace culturel

 

 

 

 

 

 

  Janine Altounian

 

 

Ce texte a été presenté par Janine Altounian au colloque "Mémoire et Ecriture" (Padoue, 17 février 2007). Une version italienne (traduction de Rosetta Bolletti) se trouve dans le livre "SCRITTURA E MEMORIA", édité par Rosetta Bolletti (Edizioni Frenis Zero, 2012).

 

 

 


 

 

 


Resumé

Au cours d'une interview Antonia Arslan déclare : "Toute ma vie j'ai porté ces traces en moi, sans avoir le courage de les laisser affleurer, d'en parler. Jusqu'au jour où j'ai entrepris de traduire un grand poète arménien... C'est au fil de l'écriture que j'ai pris conscience qu'elles se détachaient : je l'avais toujours entendu dire, mais on met au jour certains aspects parfois presque à son insu, en écrivant".

J'essaierai de montrer en quoi le déplacement dans l'écriture est une des traductions qui rendent possibles l'élaboration et la transmission d'un héritage traumatique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

Pour introduire aux réflexions que j’ai pu apporter jusqu’à présent[i] sur l’élaboration d’un héritage traumatique j’aimerais commencer par une notation personnelle et montrer comment ma réaction surprenante à la lecture du livre d’Antonia Arslan[ii] vint confirmer concrètement la pertinence de mes hypothèses dont l’essentiel se résumerait ainsi : « L’héritier d’un patrimoine traumatique ne peut se l’approprier, le subjectiver pour le transmettre qu’en le déplaçant linguistiquement, culturellement, institutionnellement, politiquement».

Je me suis en effet demandé pourquoi j’avais sangloté en maints endroits de ma lecture, moi qui ai, pour mon information mais aussi pour mon travail, parcouru tant de livres d’historiens, tant de témoignages de survivants au génocide des Arméniens - souvent d’ailleurs à reculons ou en interposant entre leurs pages et ma réception le prétexte d’une recherche intellectuelle de documentation? J’avais pleuré parce qu’en lisant ce récit je m’étais subitement retrouvée auprès des chers survivants de ma famille qui avaient toujours secrètement peuplé mon univers intime. Au fil des pages, ils surgissaient du fond de ma mémoire, me rappelant que je les avais, sans le savoir, profondément aimés dans mon enfance.

Cette bouleversante compassion que l’on éprouve après coup en laissant couler les larmes n’est que le bonheur de pouvoir enfin s’abandonner à l’amour de ceux qui nous ont entourés de leur présence, sans craindre d’être paralysés par le poids de leur monstrueux destin déposé en nous. Maintenant ils n’étaient plus et voilà qu’à la lecture de l’histoire de Sempad, de Chouchanig et de leurs enfants, à l’évocation des couleurs et des parfums, des plaisirs et des angoisses, des lieux et des traditions, des stratégies de survie et de l’épouvante qu’ils avaient connus, les personnages de ma propre famille se mettaient à revivre en moi : Ils m’inspiraient cette sollicitation tendre que je ne m’étais sans doute jamais autorisée à ressentir quand je me trouvais enfant, impuissante, parmi eux, de peur d’en être écrasée et empêchée dans ma fuite en avant vers un avenir où  « quand j’allais être grande, j’allais pouvoir, j’allais savoir ... » L’âge adulte, le travail de l’analyse et de l’écriture me révéla que « quand j’allais être grande » j’allais pouvoir accueillir cette compassion, faire mien ce trésor de soins chaleureux et de douleurs muettes.

Je crois pouvoir affirmer qu’à la différence des livres d’histoire et du contact insoutenable des témoignages que l’on écoute sans trop les entendre le « récit » d’Antonia Arslan tire son pouvoir de bouleversement du travail de subjectivation qui l’a dicté. Les faits n’y sont pas décrits comme dans le travail d’un historien, ne sont pas désaffectés ou ressassant comme dans la plainte d’un témoignage, mais ils portent la marque d’un passage par la réception et la restitution d’un sujet et de son propre rapport au monde. Ils transitent par la sensibilité d’une femme qui les a préalablement recueillis, imaginés, pensés, ressentis, une femme à laquelle nous nous identifions dans notre transfert au texte. J’ai bien dit une femme en pensant à la place que l’auteur accorde aux femmes dans l’écriture de ce livre qu’elle dédie à sa tante « Henriette, la fillette qui n’a jamais grandi ». Quelle dénomination incisive pour dire que nous portons en nous, non pas des souffrances de parents mais des souffrances d’enfants pour qui le temps s’est arrêté !

Antonia Arslan dit dans un entretien[iii] :

« La force des femmes arméniennes est vraiment extraordinaire […] Il s'agit d'une épopée féminine, au fond. C'est au fil de l'écriture que j'ai pris conscience qu'elles se détachaient : je l'avais toujours entendu dire, mais on met au jour certains aspects parfois presque à son insu, en écrivant ».

 

Cette déclaration qui explique le rôle de l’écriture dans le processus de symbolisation m’autorise à mentionner ici la même prise de conscience qui m’a fait conclure mon dernier livre, L’intraduisible, par une sorte d’hommage aux mères. J’avais en effet compris, comme elle, au « fil de l’écriture » que je pouvais, au prix d’une légère modification, reprendre en guise de conclusion les paroles que j’avais dites aux obsèques de ma mère à l’église arménienne de Paris, quelques semaines avant la sortie de l’ouvrage. Pour vous montrer comment ma sensibilité de lectrice a dialogué avec celle qui fait écrire à l’auteur: « Elles savent maintenant qu’elles sont seules - et à jamais »[iv], je me permets, comme je le ferai aussi par la suite d’entremêler mon texte et le sien. 

« Pour conclure cet ouvrage qui n’est rien d’autre qu’un secret hommage à la tendresse empêchée des survivants, ces artisans de survie chez qui fut mutilée l’aptitude à « s’engager dans la tendresse », je terminerai en faisant droit précisément à cet affect qui submerge, par contre, leurs enfants en ces jours où, s’ils ne les ont déjà perdus, ils vont devoir les perdre. Mettant un point d’orgue personnel en écho aux  développements du présent travail où se reconnaîtront tous les héritiers d’autres Histoires semblables, ma gratitude filiale évoquera ce que nous avons aimé en ces mères qui nous quittent à présent, les pères les ayant souvent devancées depuis longtemps:

On leur connaissait une grande modestie, un courage inépuisable au travail, une perception immédiate des urgences, un solide bon sens qui aurait fait envie aux intelligences inconsistantes, une créativité qui voyait dans la vie une entreprise à faire prospérer, une fidélité aux traditions d’une culture qu’elles n’avaient guère connue au pays de leurs ancêtres pour n’avoir eu que deux à trois ans en avril 1915 - enfin ce qui nous a toujours bouleversées, nous leurs filles : une ingéniosité de fée qui savait transformer toute pauvreté en richesse réparatrice.

Notre profonde émotion nous révèle ce que nous tous, enfants de ces derniers survivants, nous perdons quand disparaît avec eux cet ailleurs inconnu de nous qui les habitait douloureusement comme un talisman de vie qu’ils voulaient nous transmettre. Ils avaient travaillé avec acharnement pour endiguer l’angoisse de leur misère d’enfant, mais par la sécurité matérielle qu’ils avaient su nous donner, ils nous avaient permis de nous affranchir de leurs préoccupations aliénantes de survie. Ils nous rendirent possible d’explorer les lieux privilégiés de la culture et de la pensée. Leur art de composer en toute indépendance avec l’étranger nous ont servi d’exemple dans celui de vivre et de travailler avec les autres. En ces hommes et ces femmes qui, dans leur extrême indigence, surent, avec leur sagesse ancestrale créer de la vie, nous perdons le monde qui nous a portés et constitués »[v].

*

Après cette introduction je tenterai de répondre à la question que vous m’avez posée concernant « les raisons d’une réappropriation aussi tardive de la mémoire, après deux générations » :

Lors de la réception du prix Nobel, Albert Camus avait assigné aux écrivains cette tâche impérieuse:

« Nous autres écrivains du 20ème siècle [...] devons savoir [...] que notre seule justification [...] est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire »[vi].

 

Cette tâche s’impose en fait à tous ceux qui écrivent en héritiers d’une déflagration dans la continuité générationnelle de leur famille ou de leur univers historico-politique par exterminations, persécutions politiques, oppressions économique ou coloniale, voire profonde déculturation due à la misère. Quiconque porte en soi un effondrement frappant les êtres qui le portèrent au monde est mis en demeure de faire parler ceux qui restèrent sans voix, son histoire ou celle de son affiliation historique étant douloureusement marquée par un défaut d’énoncé et de représentation. Pour hériter de son histoire et s’y inscrire il lui faut donc adopter une posture d’engendrement symbolique de ses ascendants et de soi au moyen d’une écriture qui passe par la restitution d’une parole à ceux chez qui elle fut avortée. Autrement dit, il doit symboliquement les engendrer afin de se situer et se constituer lui-même, afin de symboliser par son écriture et inscrire dans son corps social la rupture violente des événements en quête de récepteur dont la lacune vient répétitivement trouer l’histoire de son patrimoine culturel.

Les théories concernant le traumatisme s’accordent à reconnaître, avec Claude Janin, que

« L’événement traumatique est un non-événement, un quelque chose qui ne se produit pas ». Ce « premier temps du traumatisme [...] c’est le noyau froid du traumatisme non assimilé par le moi »[vii].

 

Le porteur de ce « non-événement » a donc à charge de faire travailler psychiquement la trace de ce « quelque chose » qui, inconsciemment transmis, attend néanmoins un « moi » destinataire susceptible de l’ « assimiler », de le faire advenir en lui et, à travers lui, dans l’Histoire du  monde. Il ne peut s’acquitter de sa dette à ceux  qui ont été effacés  de  leur propre histoire qu’en leur prêtant parole.   

La menace de mort imminente qui s’exerce en effet lors des meurtres collectifs sur un ascendant avili, exténué, affamé, avec la mise à mort sous ses yeux de ceux sans qui le sens de la vie s’effondre et dans le silence assourdissant du reste du monde, constitue pour celui qui y survit un dommage irréparable. Ce traumatisme ne peut être intégré à aucune élaboration ultérieure de la vie qui se réduit alors à un temps mort[viii], discontinu, hors la loi, exclu de son identité historique. Pour ses enfants, il se transmet en une violence égarée, en patrimoine délirant puisque sans amarres dans les enjeux de leur actualité, un cauchemar étouffant, obscène ou explosif.[ix]

La langue même de ce patrimoine, amputé de ses référents disqualifiés par l’impunité des crimes vécus en l’absence de tout autre, se vit par les survivants comme une langue délirante. Rachel Ertel à propos du yiddish  et Krikor Beledian pour l’arménien évoquent de façon saisissante l’absence d’autre et donc d’espace de jeu métaphorique dans l’usage des langues aux locuteurs exterminés et aux cultures anéanties[x]:

« La parole yiddish circulait ésotérique, hermétique, entre rescapés et survivants d’un univers aboli, pour se réverbérer dans le vide [...] Si la langue semble faite pour ne pas être comprise ni même entendue, l’écriture en cette langue apparaît, à ceux qui en sont les héritiers potentiels, comme le recours délibéré à une cryptographie ésotérique. »,

« Le  narrateur [...]fait un rêve où il parle dans sa langue avec un chat, ensuite il s’en va dans les champs pour poursuivre son monologue afin que personne n’entende [son] délire et ne [le] prenne pour un fou[...]: il porte en lui-même une langue qu’il ne peut pas partager, avec laquelle il ne peut échanger. Toute tentative de parler sa langue, dans la solitude de l’exil, fait de cette langue l’expression d’un délire et d’une folie »

 

On peut lire ces mêmes constatations chez Antonia Arslan :

 

« Tante Henriette avait survécu au génocide de 1915. Créature de la diaspora, elle était privée de sa langue maternelle, l’arménien, qu’elle parlait comme plusieurs autres avec raideur, sans naturel, en commettant des erreurs grossières, pathétiques. Jamais elle ne voulut raconter comment elle avait survécu »[xi]« La langue se transforme en une chose secrète, comme ce fut le cas pour ma tante Henriette. Elle ne parlait jamais arménien, mais seulement italien avec nous, ou bien français »[xii] 

 

Or on se souvient ici de la remarque de Freud concernant le délire:

« le délire doit sa force convaincante à la part de vérité   historique qu’il met à la place de la réalité repoussée »[xiii].

 

C’est donc cette « part de vérité historique » que l’héritier doit remettre à sa juste place, au passé de sa vie, en la subjectivant paradoxalement dans le présent de son existence, en la faisant parler dans le hic et nunc de sa propre vie psychique. Il doit accueillir dans son écriture ce qu’au départ il vivait comme un épisode de l’histoire de sa famille n’ayant aucun lien avec les intérêts de sa réalité. Cette forme d’écriture reproduirait ainsi le travail de l’analyste, selon Freud, qui « nous rend un morceau perdu de l’histoire vécue ». En subjectivant ce « morceau perdu », en l’insérant dans l’urgence de sa vie, l’héritier écrivain effectuerait un travail qui

« consisterait [...] à ramener le morceau de vérité historique au point du passé auquel il appartient »[xiv].

 

Puisque l’empreinte des terreurs endurées se transmet, il faut qu’un destinataire se ressentant tel puisse, endetté qu’il est à la vie malgré tout donnée, les mettre en mots. Un certain optimisme psychanalytique nous enjoint de croire que :

« Rien ne peut être aboli qui n’apparaisse, quelques générations après [...] comme signe même de ce qui n’a pu être transmis dans l’ordre symbolique [...] La lettre parvient toujours à son destinataire même s’il n’a pas été constitué comme tel par le destinateur: la trace suit son chemin à travers les autres jusqu’à ce qu’un destinataire se reconnaisse comme tel. »[xv]

 

Prenons un exemple : Dans un des passages - pourtant relativement supportable - de Si c’est un homme Primo Levi écrit:

« Il est indéniable qu’un homme épuisé, nu ou sans chaussures, pense et sent différemment »[xvi].

 

C’est cet homme, rendu irréversiblement « différent » de nous qui en sommes pourtant les héritiers, que l’écrivain-légataire porte encrypté en lui, faute de pouvoir s’identifier à lui. Aussi est-il condamné, non pas à le réparer - cela est désormais impossible - mais à le remettre dans la circulation mémorielle du monde, tel quel, c’est à dire en tant que défiant notre impuissance même à nous identifier à son mode de « penser et de sentir ». Ce passeur d’un événement incorporé mais inassimilable a pour seul mérite de transmettre quelque peu la violence d’une mutation dans l’héritage psychique des êtres, celle qui leur fait porter, enclavés en eux, des ascendants aux expériences, non pas indicibles, mais inhabitables. Il faut ainsi, par l’écriture, faire parler le trauma parental pour s’en détacher ou s’en détacher pour le faire parler.

*

Dans cette dernière partie j’aimerais illustrer mon propos par l’exemple de mon propre parcours qui ressemble étrangement, au modeste niveau  de l’analysante essayiste que je suis, à celui de l’écrivain Antonia Arslan. Vous relèverez, vous-mêmes, en bien des points les rapprochements que l’on peut faire entre l’expérience d’une universitaire italienne au grand père arménien, devenu écrivain et traductrice d’un poète arménien et celle d’une Française d’origine arménienne devenue germaniste et traductrice de Freud

« Ce livre est né, explique Antonia Arslan, de tous les récits oraux que j'ai entendus au cours de mon enfance. Des histoires de survivants, des narrations faites par des cousins, des personnes âgées qui venaient voir mon père ou mon grand-père et leur racontaient leur expérience. C'est ainsi que les marques de la survie des Arméniens et de la tragédie du génocide se sont gravées dans mon esprit et dans mon coeur. Toute ma vie j'ai porté ces traces en moi, sans avoir le courage de les laisser affleurer, d'en parler »[xvii].

 

L’histoire de ma propre « réappropriation tardive de la mémoire » correspond au cas de réappropriation de cette « vérité historique » selon l’acception freudienne, vérité personnelle laissée pour compte, « oubliée », que l’élaboration par l’écriture rend possible à son auteur[xviii]. Je présenterai donc le cheminement en moi d’un manuscrit-relique[xix] de survivant, mon père, jusqu’à un acte d’écriture filial dont la motivation fut justement pour moi d’amener à une sorte de pâtir en écriture une souffrance parentale encryptée dans le mutisme ou l’absence d’affects. Ce procédé qui sert de truchement pour ressentir, traduire, en place de l’autre, des affects excédant les capacités psychiques de cet autre détruit rappelle cette mystérieuse vocation de l’écriture qui est d’être ce que les critiques nomment un « biotexte»[xx], c’est à dire un moyen de subjectiver dans et par leur textualisation des affects non exprimés et pourtant transmis. Georges Perec pointe d’une façon poignante la faculté créatrice de cette forme d’écriture tenant lieu d’épitaphe:

« Je ne retrouverai jamais [...] que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de leur silence et de mon silence [...] J’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, [...] corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture »[xxi].

 

Je rappellerais donc comment le destin miraculeux d’un manuscrit paternel de déportation me conduisit jusqu’à son commentaire, abordé seulement en fin de travail analytique et au terme du troisième ouvrage sur la transmission, précédemment évoqué, L’intraduisible[xxii]. Au début de son périple, le « réel » de ce fonds traumatique dont je présenterai quelques extraits était abandonné, tel une « bouteille à la mer », à qui voudrait bien un jour le porter au monde. C’est seulement dans l’après coup de mon accueil dans ce dernier livre, qu’il m’apparut comme la source inconsciente des théorisations venues jusque là attester en moi la trace de ce noyau fondateur demeuré inélaborable. Je compris que c’était lui qui m’avait dicté des travaux de réflexion, secrètement libérateurs d’expériences passées douloureuses et que ces réminiscences d’affliction provenaient d’éléments narratifs qui, dans et par l’écriture, s’étaient révélés constitutifs de connexions psychiques restées silencieuses au départ. L’imbrication d’essais contemporains au sein même de récits ancestraux, implicitement transmis, mais demeurés gelés dans la mémoire, ponctuait donc, dans un parcours apparemment inversé, les différentes étapes d’une psychisation de longue haleine effectuée par l’écriture. C’est en se rattachant aux déterminations inconscientes de sa genèse au creux du texte paternel que le travail d’écriture avait rendu possible la réappropriation de cet héritage silencieux et à l’origine sans assignataire.

Initialement porteur d’une violence enfouie, le témoignage de ce manuscrit paternel déréalisant devenait par ailleurs, pour le lecteur du livre qui faisait parler son silence, ce qu’il était devenu pour moi: un bon objet interne, susceptible d’être porté en soi, aimé, voire de constituer une médiation entre moi et mes semblables.

  Avant d’en citer un passage je dois encore mentionner que, dans ce dernier livre de 2005 qui ne fut à même de commenter ce manuscrit que vingt trois ans après sa première publication en 1982[xxiii], j’ai considéré ce témoignage doté de l’incipit : « Tout ce que j’ai enduré des années 1915 à 1919 » comme un Conte des temps modernes et l’ai intitulé : « Un flacon d’huile de rose » d’après l’un de ses signifiants qui insiste par sept fois. Sans doute ai-je voulu par là rendre hommage à ce grand-père assassiné qui avait cultivé ses champs de roses et distillé la précieuse liqueur qui, par sept fois, accordait quelques heures supplémentaire à la survie de ceux qu’il avait quittés. Ce procédé d’écriture auquel j’eus spontanément recours ne faisait que répéter celui qui avait emprunté à Corneille le titre du premier recueil présentant l’intégralité du manuscrit brûlant: « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »[xxiv]. La pierre tombale de ce titre recouvrait décemment la tragédie du père des mots d’un Père adoptif, civilisateur et garant. Elle protégeait le lecteur du réel du sous-titre : Un génocide aux déserts de l’inconscient en le médiatisant, le déplaçant dans l’univers poétique de la littérature.

      En voici donc un épisode qui s’entend comme le générique d’un film d’épouvante, une fresque des temps prétendument archaïques, nous parvenant pour quelques instants d’une voix off et de contrées inconnues :

« Un flacon d’huile de rose »

« À Haman [...] nous avons constaté que les gens mangeaient des sauterelles. Des mourants, des morts partout [...] Mon père était très malade [...] bientôt il n’y a plus eu de sauterelles, car tout le monde en avait mangé. Et la déportation n’en finissait pas [...] Ma mère a dit: ” Notre malade est très gravement atteint et partira la prochaine fois “ [...] ” Vous osez parler? “ a dit un gendarme et il a frappé à la tête de mon père. Ma mère suppliait (...) qu’on la frappe, elle, et qu’on laisse mon père. Sur ce, le gendarme a frappé ma mère [...] Six jours plus tard, le jour de la mort de mon père, ils ont de nouveau déporté. Ils frappaient notre mère. Nous deux frères, nous pleurions. Nous ne pouvions rien faire, car ils étaient comme une meute de chiens. Ils disaient à ma mère : « Ton malade est mort » Et ma mère: ”Nous partirons quand nous aurons enterré le mort “. Ils répliquaient: ” Non vous ferez comme les autres“. Les autres [...] abandonnaient les morts et la nuit les chacals les dévoraient. J’ai vu que ça n’allait pas et qu’il fallait faire quelque chose. J’ai pris un flacon de 75 dirhem [1 dirhem= 3 gr.], je l’ai rempli d’huile de rose et je suis allé voir le chef des gendarmes de la déportation [...] Nous sommes restés encore un jour. Nous avons creusé une fosse et nous avons payé cinq piastres au curé. Ainsi nous avons enterré mon père [...] Quinze jours après la déportation a recommencé [...] Ils brûlaient tout [...] Je me suis caché là, car j’ai su que plus loin ils tuaient les gens (...), on avait très faim et soif. J’ai vu que nous allions mourir de faim. À Racca, on nous a montré une auberge. [...] Qu’avons nous vu ? Les gens mouraient partout de faim. On ne pouvait pas rester à l’intérieur [...] , tout sentait la pourriture [...] On n’avait pas d’argent, c’est pourquoi on a commencé à manger des herbes. [...] On a vu qu’on allait mourir. On faisait à peine deux pas et on tombait par terre. Ma mère a réfléchi: ” Moi pour mourir, je mourrai, vous, il ne le faut pas! “ C’est ainsi qu’elle nous a donnés, nous deux, aux Arabes. »[xxv]

 

À l’écoute de semblables récits la petite fille qui allait plus tard se mettre à en témoigner par l’écriture ne pouvait ni vraiment les appréhender ni les assigner à un quelconque motif compréhensible mais elle s’imprégnait affectivement de cette détresse familiale et incorporait, avec le message infraverbal transmis lors des veillées commémoratives ou lors des silences oppressants de l’exil, les vécus déréalisants de ses parents. Il lui était impossible de se représenter la condition de relégation de sa famille, puisque son lieu de référence n’existait plus nulle part et ne s’inscrivait pas comme ayant jamais existé dans ce monde-ci où, pourtant, elle était née.

 

Une écriture qui en porte une autre

« Tante Henriette, explique Antonia Arslan, était avec nous lorsque j'étais enfant. Elle ne parlait jamais du génocide, et pourtant c'était une survivante, ce qui entourait sa personne d'une aura très particulière »[xxvi]

 

Ce qui se transmet aux enfants des survivants c’est une opacité du malheur parental emprisonné dans le souvenir d’un vécu terrifiant qui, inscrit dans la mémoire d’un corps en détresse, reste inaccessible à la transcendance des mots. Les rescapés sont souvent démunis de cette réceptivité aux multiples résonances des mots d'où émergent la pensée et les métaphores de la symbolisation, car la scène du meurtre qu’ils ont traversée entraîne l’effondrement de toute triangulation qui aurait été, par la suite, susceptible d’ouvrir entre eux et les autres l'espace transitionnel[xxvii] où se goûte la polysémie du langage. L’indigence de leur survie leur impose souvent un rapport purement fonctionnel à une langue instrumentalisée. C’est au sein de cet écrasement incestuel[xxviii] que l’écriture vient ouvrir un espace transitionnel introduisant de la tiercéité et de la métaphorisation, enveloppant en quelque sorte le texte premier dans la trame secondarisante des mots, pellicule protectrice qui va ainsi faire office artificiellement de refoulement originaire.

Si les survivants peuvent éventuellement témoigner de ce qui est arrivé, il faut en revanche un travail psychique et culturel sur plusieurs générations pour qu’un descendant de leur filiation puisse penser, subjectiver ce qui leur est arrivé, à eux, donc aussi à lui et  que, par là, il puisse construire sa propre histoire et son propre rapport au monde. Mettre en mots sa déréliction d’enfant de survivants pour la recouvrir de l’enveloppe salvatrice des mots requiert de qui veut en témoigner un apprentissage long et paradoxal puisque, pour dénoncer le désastre advenu, il doit, devenu adulte, préalablement s’acculturer, recourir à la langue d’une culture qui en est apparemment restée indemne, celle du pays d’accueil.

 Entre la terreur du meurtre et l’affranchissement hors de son emprise il faut donc que se creuse, la plupart du temps dans les générations suivantes, l’interstice d’une fonction symbolisante: la capacité à nommer cet événement tel qu’il leur advient à elles, la capacité à dé-porter l’effondrement traumatique de l’histoire dans le champ de la représentation, dans le registre des mots. Performance linguistique, compétence psychique, effets historico/politiques relèvent d’une même émergence. Le descendant doit ainsi lier et convertir des faits, naguère inassimilables pour les siens, en événements historiques advenant à quelqu’un, c’est à dire à lui et aux autres de la cité. Alors que les récits des survivants, incapables d’assumer la réalité psychique de ce qu’ils racontent, restituent la seule réalité matérielle des faits, l’héritier de parents en faillite, défiant une conception positiviste de l’Histoire, opère la secrète violence de les inscrire dans une subjectivité, la sienne et, partant, celle de son environnement social. On pourrait dire qu’il se livre à la tâche, non seulement restitutrice mais avant tout créatrice, que Michelet assignait aux historiens:

« entendre les mots qui ne furent dits jamais, qui restèrent au fond des cœurs (fouillez le vôtre, ils y sont) »[xxix].

 

Ces « 92 ans » qui, pour le cas cité nous enlèvent les derniers témoins des événements  dont nous procédons, nous préparent peut-être en revanche à cette capacité à transformer par l’écriture le matériau psychique en souffrance, dont nous sommes dépositaires, en un événement historico-politique qui est bien arrivé au monde.

 

La rencontre à l’extérieur de ce qui sommeillait à l’intérieur

 

J’évoquerais à présent quel événement de type politique correspondit chez moi à celui qu’Antonia Arslan vécut en rencontrant un texte fondamental  et en le déplaçant par son activité traductrice, de la langue dont Henriette était démunie à celle de l’Université où elle enseignait. Reprenons la suite de la citation précédente:

« Toute ma vie j'ai porté ces traces en moi, sans avoir le courage de les laisser affleurer, d'en parler. Jusqu'au jour où j'ai entrepris de traduire un grand poète arménien, Daniel Varoujan […], exécuté lors du génocide de 1915. […] L'un de mes amis, professeur d'arménien à l'Université de Venise, m'a incitée à travailler sur son oeuvre. Je me suis aperçue qu'au travers de sa poésie, je me rappelais progressivement tout ce que j'avais entendu durant mon enfance, et me suis surprise à écouter de nouveau ces récits, exactement comme s'ils se remettaient à vivre devant moi. Alors j'ai compris que je devais les écrire »[xxx]

 

Il faut noter que, compte tenu de ce qui a été dit plus haut à propos de l’effondrement de toute triangulation dû à la scène du meurtre, ce facteur déclenchant une écriture porteuse d’une autre ne peut que provenir de l’extérieur. En effectuant ce que les lacaniens appellent « le retour d’un réel forclos», son irruption instaure violement une configuration triangulaire qui ouvre un espace entre le sujet, l’objet traumatique et le monde destinataire ou le monde destinateur, représenté ici par « le professeur d’arménien ».  D’ailleurs, concernant l’activité traductrice et donc « appropriative » d’Antonia Arslan, j’évoquerai ces mots de René Kaës commentant la conception freudienne de la tradition qui

« requiert de l’individu qu’il se constitue en sujet pour en hériter [...] Ce qui se transmet est une trace [...] Elle suit son chemin [...] à travers les générations, jusqu’à ce qu’un destinataire se reconnaisse comme sujet de cette trace [...]  L’héritage ne peut pas être reçu passivement, il ne peut être qu’une acquisition appropriative »

 

Au départ du destin générationnel de l’héritier d’une telle transmission il y a donc ce que Kaës qualifie de

« drame catastrophique [qui] reste [...] en défaut d’énoncé et d’abord de représentation, parce que les lieux et les fonctions psychiques et transsubjectives où il pourrait se constituer et se signifier ont été abolis»[xxxi].

 

Figé depuis toujours en connaissance inopérante, un savoir somme toute indifférent, un silence, se met subitement, lors d’un événement politico-culturel dans le champ public, c’est à dire un changement brutal dans  son environnement à parler à l’intérieur de l’héritier en investissant enfin sa vie psychique. Pour moi, l’apparition dans l’espace collectif d’une violence gelée qui m’habitait, l’inquiétante familiarité  de cette violence externe avec  celle de mon monde interne me rendirent possible, à la faveur de cette duplication distanciatrice, de m’approprier ma propre violence, de m’en souvenir en la ressentant. Cette violence qui répétait la mienne, mais médiatisée par des protagonistes tiers, me permit, grâce à l’ajournement protecteur d’un après-coup, de me poser enfin la question de sa métabolisation. Ce type de remémoration  prend le relais d’une répétition pour ainsi dire par identification projective qui se met à la place du non-souvenir en question..

Cette révélation d’un objet qu’il m’était impossible de traiter avait bien dû se produire un jour, mais elle ne s’était jamais inscrite en moi. Ce qui, par contre, s’est bel et bien inscrit en souvenir datable c’est que

« je n’ai pu affronter la honte de devoir assumer cette publication [...] qu’après l’effraction violente, par le premier acte ”terroriste”[...] spectaculaire, du silence de l’opinion publique sur le génocide des Arméniens [...] Sans la détermination désespérée que des Arméniens vivants osaient scandaleusement proclamer, j’aurais ressenti ma démarche comme une profanation des morts. »[xxxii].

 

Autrement dit l’existence de l’objet dont pourtant je ne me souvenais pas quand ni par qui il m’avait été signalé s’est inscrite en moi lorsqu’eut fait retour, dans le champ politico-culturel, la répétition d’une violence qui le rendit pour moi efficient. Ce retour fut l’irruption, dans l’espace collectif du lieu de l’exil parental, d’une violence paralysée jusque là qui, grâce au différé d’un après-coup, m’autorisa à « penser » la possibilité de publier cette traduction. Or lorsque René Kaës évoquait plus haut que la catastrophe ne pouvait se représenter ni se signifier puisqu’avaient été détruits lieux et fonctions psychiques et transsubjectives nécessaires à la constitution de son énoncé, il ajoutait: « leur disparition est en soi un surplus traumatique »[xxxiii]  

C’est donc sous l’effet d’une violence externe qu’apparut un substitut de ces lieux et fonctions psychiques en l’espèce d’un acte « terroriste » dans l’espace politique parisien - la prise d’otages au consulat de Turquie en septembre 1981 - qui, amorçant ce qu’on a appelé le  « terrorisme publicitaire », rompit pour la première fois un silence de près d’un demi siècle[xxxiv] sur le génocide arménien et surtout un silence en moi. Sans l’irruption de cette question dans les actualités du lieu de l’exil parental où je vivais, je n’aurais sans doute pas « pensé » que j’avais bien connaissance, moi, d’un document brûlant à ce sujet. « Pensons » à l’énoncé de Freud :

« Lorsque le patient parle de cet ”oublié“ il manque rarement d’ajouter :  je l’ai à vrai dire toujours su, simplement je n’y ai pas pensé »[xxxv]

 

C’est seulement dans un temps second qu’intervinrent les deux incidences psychique et journalistique de ce qui favorisa la mise au monde de ce manuscrit maintenu sous scellés : sans le paravent protecteur de ce scandale dans la vie publique du pays qui avait accueilli mon père rescapé, 1) il m’aurait été impossible d’assumer la honte[xxxvi] d’accomplir cette démarche, 2)je n’aurais pas rencontré un accueil éditorial aux Temps Modernes pour la première publication en février 1982 du Journal.

Il faudrait mentionner également qu’un tel type de remémoration structurante, engendrée par l’effraction dans le sujet d’une violence répétée dans le champ collectif constitue une transgression :

Tout d’abord je dus vaincre la farouche résistance à percer une aire de silence qui rend inapte à parler aux autres, quand on a entendu ou évité d’entendre de tels récits de la bouche de survivants à qui l’on doit de vivre. L’impuissance à échanger symboliquement et linguistiquement quoi que ce soit avec ce qui s’entend chez eux confirme bien cette fracture de la parole entre soi et l’expérience hors bornes des rescapés qui se terre souvent dans le secret, le mutisme ou le ressassement inlassable et dérisoire d’un répertoire obsédant.

De plus cette remémoration m’obligeait à prendre seule et dans une épouvantable angoisse, la décision d’une double transgression. Pour une fille, élevée de surcroît sous le poids des traditions orientales, cette remise en mémoire représentait une transgression du respect filial dû aux corps des ancêtres assassinés dans le silence du monde, mais une transgression aussi vis à vis de l’ordre public du pays d’accueil, puisqu’elle affichait une entière approbation à un acte terroriste qui, me semblait-il, aurait secrètement réjoui le père s’il avait été encore en vie. De plus, il incombait à moi, une fille , d’assurer paradoxalement la paternité d’un écrit privé de situation dans le monde bien qu’enfoui en moi, puisque, devant répondre à la réclamation d’un titre par l’éditeur, ce fut moi qui dus l’intituler « Terrorisme d’un génocide ». J’opérai ainsi une inversion sémantique mettant en rapport la violence effacée de la mémoire du monde avec celle, actuelle, qui n’en était qu’une remémoration.



[i] Ce thème se trouve exposé en maints passages de mes trois ouvrages sur la transmission traumatique : « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie » Un génocide aux déserts de l’inconscient (préface: R. Kaës), Paris, Les Belles Lettres/ Confluents psychanalytiques, 1990, 2003 ; La Survivance / Traduire le trauma collectif (Préface de Pierre Fédida, Postface de René Kaës), Dunod / Inconscient et Culture, 2000, 2003 ; L’intraduisible / Deuil, mémoire, transmission, Dunod/ Psychismes, 2005

[ii] La masseria delle allodolle, 2004, traduit par Nathalie Bauer : Il était une fois en Arménie, Antonia  Arslan, Robert Laffont, 2006.

[iii] Entretien avec Antonia Arslan dans topolivres (mensuel qui explore tous les genres de livres). Propos recueillis le 20 septembre 2006 par Alice Guzzini

[iv] Il était une fois en Arménie, op. cit. p. 156. 

[v] L’intraduisible, op. cit., p. 171.

[vi] Albert Camus, discours de Suède de déc. 1957, lors de la réception du prix Nobel.

[vii] Claude Janin, Figures et destins du traumatisme, PUF, 1996, p. 38/39.

[viii] Cf:  Histoire et trauma, La folie des guerres, Françoise Davoine, Jean-Max

Gaudillière, Stock, 2006 dont les auteurs insistent particulièrement sur cette suspension du temps chez les survivants des catastrophes dans l’histoire.

[ix] Cf. Altounian, « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »,op. cit, p. 84.

[x] Pour les réflexions de Rachel Ertel sur la mise à mort du yiddish et celles de Krikor Beledian sur la souffrance d’un écrivain en proie à la destitution de sa langue, disparue faute de territoire et d’assignataire voir Rachel Ertel, « Le Yiddish: La langue et la crypte », in Les Temps Modernes, 615-616, sept.-nov. 2001, pp. 82-83 et Krikor Beledian, Cinquante ans de littérature arménienne en France; Du même à l’autre, CNRS Éditions, Paris, 2001, pp. 181-182.

[xi] Il était une fois en Arménie, op. cit, p. 10.

[xii] Entretien avec Antonia Arslan, op. cit.

[xiii] Freud, G.W. XX, 1937, p. 55/56 ;  « Constructions dans l’analyse », in Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 280.

[xiv] Ibid.

[xv] René Kaës, « Le sujet de l’héritage », in Transmission de la vie  psychique entre générations, Dunod/ Inconscient et culture. 1993, p. 45

[xvi] Primo Levi, Si c’est un homme, Julliard, 1987, p. 167.

[xvii] Entretien avec Antonia Arslan, op. cit.

[xviii] Cf. : Didier Anzieu, Le Corps de l’œuvre. Essais psychanalytiques sur le  travail créateur, Gallimard, 1981, p.107 : C’est bien cette fonction de réappropriation par l’écriture d’une vérité historique laissée pour compte que souligne Didier Anzieu en se référant au texte freudien des « Constructions en analyse »  : « La force propre à l’œuvre d’art, qui est de communiquer [...] la croyance en la réalité [...] des événements, [...] provient d’une semblable vérité historique personnelle oubliée dont l’œuvre permet la réappropriation à l’auteur »

[xix] Ce manuscrit : « Tout ce que j’ai enduré des années 1915 à 1919 » de Vahram Altounian (1901-1970) a été publié dans son intégralité, sous le titre de « Terrorisme d’un génocide », en février 1982 aux Temps Modernes et repris dans Altounian « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », op. cit., p. 85 à 115. Il a été traduit, annoté et postfacé par Krikor Beledian, écrivain de langue arménienne, maître de Conférences à l’INALCO, dont il faut lire les notes et la postface éclairantes, , p. 116-118,  pour situer ce Journal parmi d’autres témoignages « sauvages » écrits à la même époque et dans son contexte tant historique, géographique, que linguistique.

[xx] Régine Robin, Le deuil de l’origine, Une langue en trop, la langue en moins, Éditions Kimé, 2003, p. 153.

[xxi]  Georges Perec, W. ou le souvenir d’enfance, Denoël, 1975, p. 59.

[xxii] Cf. note I.

[xxiii] Cf. note XIX.

[xxiv] Corneille, Nicomède, vers 1713. La reine D’Arménie Laodice à qui Attale offre le trône de Bithynie lui répond:

« Je ne veux point régner sur votre Bithynie

Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie »

[xxv] Journal de Vahram Altounian : « Tout ce que j’ai enduré des années 1915 à 1919 », op. cit., p. 96-100.

[xxvi] Entretien avec Antonia Arslan, op. cit.

[xxvii] Cf . D. W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Gallimard, 1975.

[xxviii]  La section « Caractère sacré et inconvenant du mémorial des défunts » dans La Survivance, op.cit, p. 40 et 72 sq.) traite des facteurs incestuels de ce type d’héritage traumatique et renvoie sur ce point aux travaux de Paul Claude Racamier Le génie des origines, Paris, Payot. 1992, L’inceste et l’incestuel, Éd. du collège

1995.

[xxix] Michelet, Journal, 30 janvier 1842, éd. P. Viallaneix, Gallimard, t.1, (1828-1848), 1959, p. 377.

[xxx] Entretien avec Antonia Arslan, op. cit.

[xxxi] René Kaës, « Ruptures catastrophiques et travail de la mémoire », in Violence d’État et psychanalyse, Paris, Dunod/Inconscient et Culture. 1989, p. 197 et p. 178.

[xxxii] « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie », op. cit., p. 81.

[xxxiii]« Ruptures catastrophiques et travail de la mémoire », op. cit., p. 178.

[xxxiv] Allant du traité de Lausanne (1923) qui entérine la disparition des sanctions à l’encontre des perpétrateurs du génocide arménien de 1915 et celle de l’Arménie - pourtant reconnue et délimitée trois ans auparavant par le traité de Sèvres (1920) - jusqu’à environ 1975, année de la commémoration du soixantième anniversaire du génocide et de la parution du premier ouvrage sur cette catastrophe (Jean  Marie Carzou, Arménie 1915. Un génocide exemplaire, Flammarion, 1975.)

     Ce génocide perpétré par le gouvernement Jeunes Turcs demeure toujours non reconnu par la Turquie qui bénéficie néanmoins, dans le concert des Nations, soucieuses du maintien de leurs influences dans le Proche-Orient, du crédit accordé aux États dits « démocratiques » et donc de la caution apportée implicitement à ce déni.

On put voir une illustration de l’emprise de ce déni sur les différentes orientations politiques de la France dans l’empressement de tel ou tel parti politique pour soutenir ou contrecarrer le projet de loi du Parlement du 29 mai 1998: « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 » jusqu’à son adoption définitive (après 2 ans et demi!), le 18 janvier 2001. Le sénat français sembla en effet rencontrer des obstacles insurmontables à mettre à son ordre du jour ce projet de loi qui, après plus de 80 ans et au grand dam des « affaires étrangères », donnait aux Arméniens l’occasion d’entendre leur pays d’accueil prendre officiellement position quant aux circonstances qui les y avaient amenés. S’il fallait en arriver à une loi pour proclamer une vérité qui les constituait, c’était bien le mensonge qui avait été jusqu’à présent la norme. Pourtant on ne put que se réjouir des effets inattendus, tragi-comiques, de cette miraculeuse déclaration: Ce vote avait, par les réactions violentes qu’il soulevait en Turquie, le double mérite d’authentifier l’auteur, pourtant non désigné, de ce génocide et de créer ainsi un embarras diplomatique révélant les bases négatrices de la Realpolitik occidentale (Cf. La Survivance, op. cit. p. 2-3 ) Il est superflu d’ajouter que les mêmes péripéties agitent le Parlement européen qui, ayant reconnu ce génocide depuis juin 1987 et posé comme condition d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, la reconnaissance de ce génocide, votait, en oct. 2001, un rapport ne contenant pas et donc effaçant cette clause, pour en fév. 2002, la rétablir à nouveau. Le dernier sommet de Copenhague de déc. 2002 n’en fait plus aucune mention. Le 17 déc. 2004, lors de sa décision en faveur de l’ouverture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, cette dernière n’en a absolument pas tenu compte pas plus que des amendements concernant la reconnaissance du génocide arménien, dont le Parlement européen avait assorti, le 15 déc. 2004, son vote en faveur de l’ouverture des négociations. Ces différentes orientations se sont récemment fait jour dans les réactions au projet de loi du 12 octobre 06 visant à sanctionner la négation du génocide arménien.

Parmi de nombreux ouvrages d’historiens sur le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman on peut se reporter aux plus récents :

Yves Ternon, Les Arméniens, histoire d’un génocide, Points Histoire, Seuil, 1996;

Vahakn Dadrian, Histoire du génocide arménien, Stock, 1996 ;

Leslie A. Davis, La Province de la mort, Archives américaines concernant le génocide des Arméniens (1915), Éd. Complexe, 1994;

Revue d’histoire de la Shoah, n°177-178, 2003 (dossier coordonné par G. Bensoussan, C. Mouradian, Y. Ternon): Ailleurs, hier, autrement : connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens.

Raymond Kévorkian, Le génocide des Arméniens, Odile Jacob/Histoire, 2006.

[xxxv]  « Remémoration, répétition et perlaboration », op. cit. p.188.

[xxxvi] À propos de la honte à devoir témoigner cf. Marc Nichanian, « La honte et le témoignage» in La perversion historiographique. Une réflexion arménienne. Éditions Lignes, 2006, p. 201- 211.

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

           



 

 

           

 

 

 

 

 

              

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
                                                      

 

    english version

  version française in italiano
"THALASSA. Portolano of Psychoanalysis" is a production of  "Frenis Zero" revue (Dir. Giuseppe Leo) and it would be an attempt to link psychoanalysts and psychotherapists, belonging to the Mediterranean countries. Why would we put the Mediterranean Sea at the centre of attention of psychoanalytic culture? Because it continues keeping , in spite of a time of globalisation of human, cultural and economic exchanges, a central role of hinge between West and East, between cultural patterns dramatically faced with the contemporary problem of sharing universalizable patterns of "humanitas" and civilization. Psychoanalysis, with its group and mass-psychology functioning theories, can help in understanding the anthropological transformations concerning human societies and social institutions in the contemporary world. Our preminent interest is focused on the transformations regarding the cultural "koiné" that has been historically configured as mediterranean, and, moreover,  on the way psychoanalysis can provide interpretative means to investigate them thoroughly. Linking each other  psychoanalysts who, in spite of their different professional backgrounds, share a common belonging to the same cultural milieu, means consulting those who think about such changes from a point of view in which psychoanalysis keeps a preminent role. The means to create this link  would be the traditional ones (through international congresses and colloques), but also those provided by  internet and new communication technologies. "THALASSA. Portolano of Psychoanalysis" est une production de  la revue "Frenis Zero" (Dir. Giuseppe Leo), née avec le but de mettre en réseau psychanalystes et psychothérapeutes provenants de Pays  Méditerranéens. Pourquoi voulons nous  mettre la Mer Méditerranéenne au centre de l'attention de la culture psychanalytique? Parce que celle-ci continue à tenir, bien que dans une époque de mondialisation des échanges humaines, culturels et économiques, un role central de charnière entre Occident et Orient, entre patterns culturels  dramatiquement confrontés avec la question toute contemporaine de partager de patterns universalisables de "humanitas" et de civilisation. La psychanalyse, avec ses theories du fonctionnement groupal et  des masses, peut nous aider à mieux comprendre les transformations anthropologiques concernantes les sociétés humaines et les institutions sociales dans le monde contemporain. Notre prééminent interet est concentré sur les transformations qui regardent cette koiné culturelle qui historiquement  s'est formée comme mediterraneenne , et sur le comment la psychanalyse peut donner des outils interpretatifs pour approfondir la connaissance de celles-ci. Mettre en liaison des psychanalystes qui, malgré les différentes traditions professionnelles de provenance, partagent l'appartenance au meme milieu méditerranéen,  veut dire interpeller ceux qui réfléchent sur tels changements à partir d'une perspective où la psychanalyse garde une place prééminente. Les moyens pou créer tel réseau seraient ceux traditionnels (séminaires et colloques internationaux), mais aussi innovateurs comme ceux-ci donnés par internet et les nouvelles technologies de communication.  "THALASSA. Portolano of Psychoanalysis" è una produzione della rivista "Frenis Zero" (Dir. Giuseppe Leo), nel tentativo di mettere in rete psicoanalisti e psicoterapeuti provenienti dai paesi del Mediterraneo. Perché porre il Mediterraneo al centro dell'attenzione della cultura psicoanalitica?  Perché esso continua ad avere, pur in un'epoca di globalizzazione di scambi umani, culturali ed economici,  quel ruolo centrale di cerniera tra Occidente ed Oriente, tra patterns culturali  messi drammaticamente a confronto con la  problematica contemporanea della condivisione di modelli universalizzabili di "humanitas" e di civiltà. La psicoanalisi,  con le sue teorie sul funzionamento dei gruppi e della psicologia  delle masse, può agevolare la comprensione delle trasformazioni antropologiche  che riguardano le società umane  e le istituzioni sociali nel mondo contemporaneo. Il nostro precipuo interesse è concentrato sulle trasformazioni che hanno per oggetto quella  koiné culturale che storicamente si è configurata come 'mediterranea', e su come la psicoanalisi possa fornire strumenti interpretativi per approfondire  la conoscenza di esse. Porre in collegamento tra di loro gli psicoanalisti che, pur nella diversità delle tradizioni professionali di provenienza, condividono  l'appartenenza al medesimo milieu mediterraneo, significa interpellare coloro che riflettono su tali rivolgimenti da una prospettiva in cui la psicoanalisi mantiene un ruolo preminente. Gli strumenti per creare tale rete saranno quelli tradizionali (attraverso dei seminari e dei congressi internazionali), ma anche quelli innovativi offerti da  internet e dalle nuove tecnologie di comunicazione.

 

 

  

 

A (Aberastury-Avunculo)
B-C (Babinski-Cura)
D- E (Dador de la mujer-Ey Henri)
F- G (Fachinelli Elvio-Guilbert Yvette)
H-I (Haas Ladislav-Italia)
J-M (Jackson John- Myers F.W.H.)
N- O (Naesgaard Sigurd-Otsuki K.)
P (Pacto denegativo-Putnam)

 

 
     

 

 

 Co-Editors:

Giuseppe Leo - psichiatra, Centro Psicoterapia Dinamica (Lecce- Italia), editor "Frenis Zero" click here

Nicole Janigro - junghian psychoanalyst (Milan- Italy).

 

Comité scientifique/Comitato Scientifico/Scientific Board:

Janine Altounian - essayst, Germanist, writer (Paris- France).

René Kaes - psychoanalyst, Professor of clinical psychology and psychopathology (Lyon- France).

Predrag Matvejevic'- essayst, Slavist, writer (Zagreb- Croatia).

 

   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   
   

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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